coda 31 Que des raretés taisent une partition

Stéphane Cremer Tombeaux & Hommages (octobre 2002)

d’Arnold Schoenberg

Que des raretés taisent une partition
au fil tendu d’accords impossibles tandis
qu’à l’improviste il faudrait un dernier oubli
qui capte l’origine inaudible des sons

si injuste harmonie soit-elle au fond
de la chair d’où elle résonne – encore que d’y
distiller l’alambic même qui l’abolit
sans égarer l’obscur désir qui lui répond,

du morceau on extraie la totalité
pour achever ce qui n’a jamais commencé -,
où vivre désormais hors le temps d’une vie,

sinon ailleurs qu’où se transfigurent les hommes
sans jamais plus rien à leur donner d’accompli
que la chimérique série qui les somme?

coda 30 Puisque ors pillons des voyants, légers mots

Daniel Marmié – in Po&sie 77 (1999)

Zodiaque
décasyllabes pour douze signes

Puisque ors pillons des voyants, légers mots
Quand servis relions, bel y aient cygne;
N’ait de poids son tore, au mètre qu’y signe
Sage, y taire émois qu’appris, qu’ornés maux.

… Puis, Scorpion; dévoyant les Gémeaux,
Cancer; virent Lion, Bélier – Signe
Né de Poissons; Taureau, maître qui signe;
Sagittaire et mois Capricorne; émaux

Que d’Hiver sauve, hier gelant, ma neige …
Que dit Verseau, Vierge? Lent manège;
Air, Eau pressent tant pourtant Terre et Feu!

Est-ce en trait valant, lors, Balance à rime?
Héros, prêt de Temps pour t’enterrer feu-
Et sans trêve allant, l’orbe à l’an s’arrime.

coda 29 Les sonnets, je les veux redoublant leur adresse;

Daniel Marmié – in Po&sie 77 (1999)

Relire

Les sonnets, je les veux redoublant leur adresse;
Lents ne faudra qu’y vers se pressent, mais qu’ouverts
Ore apprêtés en pâtiraient – vent: méchant vers
L’emporte! Effacez-moi ses défauts! Que tendresse

N’y dorme, danses n’y redoutent ma paresse …
Quand mes gémeaux lirez, ces signes allant vers
Des signes ci-mis rangs aient charme; pars, dévers!
Et corser l’attrait d’où se brise l’écart, est-ce

Leurre, enjeu vain! L’étai du reflet oscillant,
Un dol entame? – Aloi rebelle va galant;
Chaînes abolir est-ce qu’on tente, d’étrives

Délivré, tour d’icelle attendre ô bessonne et
Lors, y aurai, veillant aux mâtines dérives,
Double, pair, cet écrit double versant: Sonnet!

coda 28 Laisse aux neiges les voeux, redoux; blanc leur adresse

Daniel Marmié – in Po&sie 77 (1999)

Liré

Laisse aux neiges les voeux, redoux; blanc leur adresse
L’an neuf, aux draps qu’hiver, ce pré ce lé couverts,
Aura prêtés. En pâtis rêvant mes champs verts,
L’an porté, fasse émoi céder faulx que Temps dresse.

Nid d’ormes, d’Ancenis redoute m’apparaisse:
Qu’en mai j’aime, ô Liré, ses cygnes à l’envers
Des cygnes s’y mirant; et charmes, par des vers
Ecorcés, la très douce brise les caresse …

L’heure, angevin Lethé, dure – fléau si lent
Indolente à ma Loire belle, vague allant
Chênes au beau Liré se contentant d’être ivres.

D’aile ivre étourdissait la tendre aube et sonnait
Loriot réveillant, tôt matines, des rives
D’où bleus perçaient tes cris, doux bleu-vert sansonnet.

coda 27 Sur le vide papier élu pour notre fête,

Bernardo Schiavetta

Un éclat de ta voix
Et je lui fais écho, silencieusement

Sur le vide papier élu pour notre fête,
Aide-moi, puisqu’ainsi chargé de souvenir
Le silence déjà, votif, pourra bénir
D’un long baiser amer l’absence du poète.

Cet unanime blanc monotone, lassé,
Va-t-il nous déchirer je ne sais quel espace
Quand, sourd même à mon vers, sans produire de trace,
De mes lèvres j’attends une voix du passé?

Oui, je sais qu’au lointain une force défunte
Retourne vers les feux qu’à tes lèvres j’emprunte
Pour bannir un regret de ce blanc flamboiement.

Et ta voix, rappelant une sonore ligne,
Aux mots de la tribu son pur éclat assigne
Sur le vide papier que sa blancheur défend

coda 26 Je mourrai, je le sais, un jour d’averse

Claude Esteban Etranger devant la porte, I

Me moriré en Paris ….

César Vallejo

Je mourrai, je le sais, un jour d’averse
Et ce sera peut-être à Paris,
Un soir de la semaine, un vendredi peut-être
Comme le Christ et je ne saurai rien de son paradis

Un vendredi, car tous les vendredis je converse
Avec une mouche et c’est elle, j’en suis sûr, qui me dit
Qu’on peut aimer, juste un instant, chaque pierre
Et puis s’endormir, malgré la fièvre, dans un lit

On dira, c’était lui, comme il écrivait des choses étranges,
Il parlait d’une femme, d’un rire et d’un soulier,
C’était à l’humérus, je crois, mais pourtant il parlait

Aussi d’une bataille et qu’il avait un fusil et qu’il mourait
Comme on meurt quand les choses petites deviennent grandes
Et c’était lui, cette goutte de sang sur l’oreiller.

coda 25 Ainsi je suis pareil au riche, qu’une clé bénie …

Shakespearesonnets version de Bernard Hoeppfner

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Ainsi je suis pareil au riche, qu’une clé bénie
conduit à son doux trésor verrouillé, qu’il n’ira pas
examiner à toute heure, de peur d’émousser la fine
pointe du peu fréquent plaisir. Voilà
pourquoi les fêtes sont solennelles et rares, car peu
fréquentes au long cours de l’année, comme des
pierres précieuses elles sont disséminées, ou comme
les plus beaux joyaux d’un collier. Ainsi le
temps qui vous garde comme en mon coffre, ou
comme la garde-robe qui dissimule la robe, pour
privilégier quelques instant privilégié, en déroulant
à nouveau sa splendeur prisonnière.
Béni êtes-vous dont la valeur permet, en votre
présence de triompher, en votre absence d’espérer.

coda 24 est-ce par crainte de mouiller l’oeil d’une veuve …

Shakespearesonnets version de Bernard Hoeppfner

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est-ce par crainte de mouiller l’oeil d’une veuve que tu te consumes en une vie solitaire? Ah, si sans descendance tu venais à mourir, le monde comme une femme sans mari te pleurerait, le monde serait ta veuve et gémirait encore car tu n’as pas laissé une image de toi, alors que chaque veuve peut garder en mémoire dans les yeux de ses enfants la forme de son époux: vois, ce qu’un prodigue dépense de par le monde ne fait que changer de main, car le monde en a toujours l’usage, mais ruine de beauté périt dans le monde, et laissée sans usage, l’usager la détruit:

Aucun amour pour les autres ne réside dans ce sein qui s’inflige à lui-même honte

coda 23 Nature a peint sur toi un visage de femme,

Shakespeare sonnets trad. Yves Bonnefoy

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Nature a peint sur toi un visage de femme,
Maître de ma passion, ou sa maîtresse?
Et de la femme aussi tu as le coeur tendre
Sans l’inconstance de celles qui sont perfides.

Et ton oeil brille plus que ne font les leurs,
Il n’en a pas, menteurs, les regards de biais,
Il éclaire l’objet sur lequel il se pose.
Pour le teint tu es homme, qui fais rougir, pâlir
Le teint de tous les autres: volant aux hommes
Leurs yeux, et extasiant l’âme des femmes.

Femme d’abord tu as été créée,
Mais Nature en te façonnant a perdu la tête
Et, par une addition, m’a privé de toi,
Ce que tu as en plus ne m’étant rien.

Soit! Elle t’a marqué pour le plaisir des femmes;
Mais ton amour est mien, ce trésor qu’elle pillent.

coda 22 Me voici donc comme l’homme riche à qui sa clé bienveillante

Jacques Darras William Shakespeare sur la falaise de Douvres

La poésie doit-elle être un luxe?

Me voici donc comme l’homme riche à qui sa clé bienveillante
Permettrait d’avoir accès à son trésor si délicieusement cadenassé,
Dont pourtant il se garderait bien d’ouvrir le verrou à tout heure
De crainte d’émousser par trop fréquente visite la rareté du plaisir.
C’est la raison aussi qui fait nos fêtes si solennellement espacées,
Si lentes à revenir dans le temps de l’année où on les a serties
Comme des pierres de prix exposées chacune singulièrement,
Comme d’agathes d’exception scintillant au luxe de leur écrin.
Aussi comparerai-je à mon coffre à bijoux le temps qui te préserve
Ou la précieuse armoire dans laquelle je dissimule mes habits,
Pour, spécifiquement, à son heure bien précise, unique fête!
En extraire, en déplier le joyau emprisonné au coeur de ses plis,
Toi-même, ô bienheureux trésor, dont le prix passe de telles cimes
Que l’ayant on triomphe, mais que privé de lui, on l’espère.

par Jacques Roubaud