Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui — 1899 (33)

Mallarmé Poésies

PLUSIEURS SONNETS

Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui!

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Q15 – T14 – banv

Quand l’ombre menaça de la fatale loi — 1899 (32)

Mallarmé Poésies

PLUSIEURS SONNETS

Quand l’ombre menaça de la fatale loi
Tel vieux rêve, désir et mal de mes vertèbres,
Affligé de périr sous les plafonds funèbres
Il a ployé son aile indubitable en moi.

Luxe, ô salle d’ébène où, pour séduire un roi
Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres,
Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.

Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la terre
Jette d’un grand éclat l’insolite mystère,
Sous les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.

L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie
Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins
Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.

Q15 – T14 – banv

Indomptablement a dû — 1899 (31)

Mallarmé Poésies

II

Indomptablement a dû
Comme mon espoir s’y lance
Eclater là-haut perdu
Avec furie et silence,

Voix étrangère au bosquet
Ou par un écho suivie,
L’oiseau qu’on n’ouït jamais
Une autre fois en la vie.

Le hagard musicien,
Cela dans le doute expire
Si de mon sein pas du sien
A jailli de sanglot pire

Déchiré va-t-il entier
Rester sur quelque sentier!

shmall – 7s

Quelconque une solitude — 1899 (30)

Mallarmé Poésies

Petit air

I

Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai
Mire sa désuétude
Au regard que j’abdiquai

Ici de la gloriole
Haute à ne la pas toucher
Dont maint ciel se bariole
Avec les ors de coucher

Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel fugace oiseau si plonge

Exultatrice à côté
Dans l’onde toi devenue
Ta jubilation nue

shmall – 7s

Pas les rafales à propos — 1899 (29)

Mallarmé Poésies

Billet

Pas les rafales à propos
De rien comme occuper la rue
Sujette au noir vol de chapeaux;
Mais une danseuse apparue

Tourbillon de mousseline ou
Fureur éparses en écume
Que soulève par son genou
Celle même dont nous vécûmes

Pour tout, hormis lui, rebattu
Spirituelle, ivre, immobile
Foudroyer avec le tutu,
Sans se faire autrement de bile

Sinon rieur que puisse l’air
De sa jupe éventer Whistler.

shmall – octo

Ta paille azur de lavandes, — 1899 (28)

Mallarmé Poésies

Chansons bas

II
(la Marchande d’Herbes Aromatiques)

Ta paille azur de lavandes,
Ne crois pas avec ce cil
Osé que tu me la vendes
Comme à l’hypocrite s’il

En tapisse la muraille
De lieux les absolus lieux
Pour le ventre qui se raille
Renaître aux sentiments bleus.

Mieux entre une envahissante
Chevelure ici mets-là
Que le brin salubre y sente,
Zéphirine, Paméla.

Où conduise vers l’époux
Les prémices de tes poux.

shmall – 7s

Hors de la poix rien à faire, — 1899 (27)

Mallarmé Poésies

Chansons bas

I
(le Savetier)

Hors de la poix rien à faire,
Le lys naît blanc, comme  odeur
Simplement je le préfère
A ce bon raccomodeur.

Il va de cuir à ma paire
Adjoindre plus que je n’eus
Jamais, cela désespère
Un besoin  de talons nus.

Son marteau qui ne dévie
Fixe de clous gouailleurs
Sur la semelle l’envie
Toujours conduisant ailleurs.

Il recréerait des souliers,
O pieds, si vous le vouliez!

shmall – 7s

A des heures et sans que tel souffle l’émeuve — 1899 (26)

Mallarmé Poésies

Remémoration d’amis belges

A des heures et sans que tel souffle l’émeuve
Toute la vétusté presque couleur encens
Comme furtive d’elle et visible je sens
Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

Flotte où semble par soi n’apporter une preuve
Sinon d’épandre pour baume antique le temps
Nous immémoriaux quelques-uns si contents
Sous la soudaineté de notre amitié neuve

O très chers rencontrés en le jamais banal
Bruges multipliant l’aube au défunt  canal
Avec la promenade éparse de maint cygne

Quand solennellement cette cité m’apprit
Lesquels entre ses fils un autre vol désigne
A prompte irradier ainsi qu’aile l’esprit

Q15 – T14 – banv

Tout à coup et comme par jeu — 1899 (25)

Mallarmé Poésies

Feuillet d’album

Tout à coup et comme par jeu
Mademoiselle qui voulûtes
Ouïr se révéler un peu
Le bois de mes diverses flutes

Il me semble que cet essai
Tenté devant un paysage
A du bon quand je le cessai
Pour vous regarder au visage

Oui ce vain souffle que j’exclus
Jusqu’à la dernière limite
Selon mes quelques doigts perclus
Manque de moyens s’il imite

Votre très naturel et clair
Rire d’enfant qui charme l’air

shmall – octo

Avec comme pour langage — 1899 (24)

Mallarmé Poésies

Eventail
de Madame Mallarmé

Avec comme pour langage
Rien qu’un battement aux cieux
Le futur vers se dégage
Du logis très précieux

Aile tout bas la courrière
Cet éventail si c’est lui
Le même par qui derrière
Toi quelque miroir a lui

Limpide (où va redescendre
Pourchassée en chaque grain
Un peu d’invisible cendre

Seule à me rendre chagrin)
Toujours tel il apparaisse
Entre tes mains sans paresse

shmall – 7s

par Jacques Roubaud