Zut, il n’en faut plus, c’est une hypocrite — 1894 (12)

Verlaine Dédicaces (2ème ed.)

A***

Zut, il n’en faut plus, c’est une hypocrite
A rebours ou c’est une folle ou, mieux,
Une sotte en cinq lettres, mais de vieux
Jeu, trop Second Empire, – et qui s’effrite.

Car jeune elle est très loin de l’être encor
Et la date de sa naissance est un trésor
De suppositions contradictoires.
Cela ne ferait rien sans doute au cas présent,

Moi n’étant plus non plus l’adolescent
Epris de sa cousine, lys! Ivoires!
Mais surtout elle est sotte, démérite

Pire à mes yeux que tous maux sous les cieux
Et, tort non moindre en surplus à mes yeux,
Elle a le don qui fait que je m’irrite.

QTTQ mais disposition standard – 10s 

Comme un troupeau docile au Maître Capital, — 1894 (11)

Tristan Bernard Vous m’en direz tant!

Comme un troupeau docile
Comme un vol de gerfauts…

Comme un troupeau docile au Maître Capital,
Du palais de Bourbon, proche la Madeleine,
Ceusses de la Montagne et ceusses de la Plaine
S’en venaient, attirés, vers le guichet fatal.

Ils venaient pour palper l’avantageux métal
Accru depuis longtemps au fond des bas de laine.
Puis leur rut obstiné vidait leur poche pleine
Aux nids luxurieux du monde horizontal.

Le vin, qui ruisselait des mains des courtisanes
Leur faisait entrevoir les deux mers océanes
Heurtant à des flots d’or les flots céruléens.

Mais voici qu’inclément l’Avenir se révèle;
Et bientôt, transportés aux frais des citoyens,
Ils verront resplendir tes étoiles, Nouvelle!

Q15 – T14 – banv – parodie

Le vélin crie et rit et grimace, livide. — 1894 (10)

Alfred JarryMinutes de sable mémorial
Les trois meubles du mage surannés

II
Végétal

Le vélin crie et rit et grimace, livide.
Les signes sont dansants et fous. Les uns, flambeaux,
Pétillent radieux dans une page vide.
D’autres en rangs pressés, acrobates corbeaux,

Dans la neige épandue ouvrent leur bec avide.
Le livre est un grand arbre émergeant des tombeaux.
Et ses feuilles, ainsi que d’un sac qui se vide,
Volent au vent vorace et partent en lambeaux.

Et son tronc est humain comme la mandragore;
Ses fruits vivants sont des fèves de Pythagore;
Ses feuillets verdoyants lui poussent en avant.

Et les prédictions d’or qu’il emmagazine,
Seul peut les lire sans péril le nécromant,
La nuit, à la lueur des torches de résine.

Q8 – T14

A l’horizon, par les brouillards, — 1894 (9)

Alfred JarryMinutes de sable mémorial

L’homme à la hache

A l’horizon, par les brouillards,
Les tintamarres des hasards,
Vagues, nous armons nos démons
Dans l’entre-deux sournois des monts.

Au rivage que nous fermons
Dome un géant sur les limons.
Nous rampons à ses pieds, lézards.
Lui, sur un char tel un César.

Ou sur un piédestal de marbre
Taille une barque en un tronc d’arbre
Pour debout dessus nous poursuivre

Jusqu’à la fin verte des lieux.
Du rivage ses bras de cuivre
Lèvent au ciel la hache bleue.

Q6 – T14 – octo

Le bûcher est dressé, le triomphal bûcher, — 1894 (8)

Marie KryzinskaJoies errantes

Jeanne d’Arc
A Paul Hugonnet
Sonnet en prose

Le bûcher est dressé, le triomphal bûcher,
Où Jeanne montera, ainsi que l’on s’exhausse
Sur un trône d’immortalité.
Court-voyants soudards qui appelez
Supplice – l’apothéose de sa gloire!
Plus cléments, vous eussiez volé
Sa belle part
Au patrimoine de l’Histoire.

La voici, tel un joyeux Archange planant haut
Au milieu des flammes vermeilles,
Qui chantent sa beauté de vierge sans pareille.

Et sa cendre sera
La semence précieuse qui fera
Lever une moisson de héros.

abaaa’b’xa’ – T15 – disp: 8+3+3 –  m.irr – L’auteur nomme ‘sonnet en prose’ un poème où les rimes sont non classiques, un vers est sans rime et la métrique est très irrégulière.

De la quête ingénue, aussi émouvante — 1894 (7)

Marie KryzinskaJoies errantes

à Luce Colas

De la quête ingénue, aussi émouvante
que la grâce des paysages normands,
où, parmi les doux feuillages bruissants
l’eau coquette miroite, court, enchante.

Le cher souci d’Art a mis dans ses yeux gris,
rieurs de malice, un rien de graves songers,
mais sa bouche demain le fruit frais des vergers
aimés de Watteau et tout parfumés d’esprit.

Le siècle des fossettes et des bergeries,
des amours, des rubans et des coeurs aux abois,
semble l’avoir ornée pour le plaisir des yeux;

et c’est aussi le charme exquis des causeries
tendres et raisonneuses des Dames d’autrefois
qui ressuscite en elle par le vouloir des Dieux.

Q63 – T36 – métrique irrégulière, plutôt 11s

La chasuble des Apostoles, — 1894 (6)

Laurent TailhadeAu pays du Mufle – (ed.1920)

II
Virgo Fellatrix (d’après Laurent Tailhade)

La chasuble des Apostoles,
Dans le cristal incendié
Flamboie – Un coeur supplicié
Attend, vierge, que tu l’extolles.

D’or fin, la Lune, sous ton pié:
Aux accents des luths, des citoles,
L’Ange ‘Saint des saintes étoles »
Chante l’amour. O filiae!

Canonique! mystique! unique!
Hors du triptyque, ta tunique
Verse l’âme des Paradis.

Toi, la Pudibonde, sans nulle
Macule, j’ouvre la lunule
Des ostensoirs où tu splendis.

Q15 – T15 – octo

L’insénescence de l’humide argent accule — 1894 (5)

Laurent TailhadeAu pays du Mufle – (ed.1920)
(Deux sonnets pour être dits en expectant claudication)

I
Le limaçon (d’après feu Rimbaud)

L’insénescence de l’humide argent accule
La glauque vision des possibilités
Où s’insurgent, par telles prases abrités,
Les désirs verts de la benoîte renoncule.

Morsure extasiant l’injurieux calcul,
Voici l’or impollu des corolles athées
Choir sans trève! Néant des Sphinges Galathées
Et vers les nirvânas, ô Lyre, ton recul!

La mort est un vainqueur Loyal et redoutable
Aux vénéneux festins où Claudius s’attable
Un bolet nage en la saumure des bassins.

Mais, tandis que l’abject amphictyon expire
Eclôt, nouvel orgueil de votre pourpre, ô Saints,
Le lis ophilial orchestré par Shakespeare.

Q15 – T14 – banv

Le vieux monsieur, pour prendre une douche ascendante, — 1894 (4)

Laurent TailhadeAu pays du Mufle – (ed.1920)

Hydrothérapie

Le vieux monsieur, pour prendre une douche ascendante,
A couronné son chef d’un casque d’hidalgo
Qui malgré sa bedaine ample et son lumbago,
Lui donne un certain air de famille avec Dante.

Ainsi ses membres gourds et sa vertèbre à point
Traversent l’appareil des tuyaux et des lances,
Tandis que des masseurs tout gonflés d’insolences,
Frottent au gant de crin son dos où l’acné point.

Oh! l’eau froide! Oh! la bonne et rare panacée
Qui, seule, raffermit la charpente lassée
Et le protoplasma des sénateurs pesants!

Voici que, dans la rue, au sortir de la douche,
Le vieux monsieur qu’on sait un magistrat farouche
Tient des propos grivois aux filles de douze ans.

Q63 – T15

Un soir d’automne en Normandie, — 1894 (3)

Fernand Halley Soirées d’automne

Amour et Patrie, sonnet patriotique

Un soir d’automne en Normandie,
Je vis au détour d’un chemin,
Une enfant, la mine hardie,
Qui me tendait sa blanche main.

Elle chantait la mélodie
Si chère aux Français, c’est certain;
L’hymne sacré de la patrie,
Et j’accompagnai le refrain.

Puis tout à coup, faisant silence:
 » Si tu le veux, beau troubadour,
Je te chanterai, me dit-elle,

Avec l’Espérance, l’Amour! »
« Oh! non, non! lui dis-je, ma belle.
Chante, chante encor pour la France! »

Q8 – T39  octo

par Jacques Roubaud