Elle a un corps. Je ne m’en étais pas encore aperçu. — 1914 (6)

Rémy de Gourmont Lettres à l’Amazone
Exaltation

Voici, mon amie Amazone, la première partie de ce poème que vous n’avez pas désapprouvé . Sonnets en prose, cette manière, non plus, ne vous a pas scandalisée, habituée que vous êtes à la magnifique liberté de la poésie anglaise, qui ne souffre pas d’emprisonner sa pensée derrière les barreaux de la prison syllabique. Ce n’est pas le vers libre, qui suit ses règles particulières, c’est la cadence de la prose, mais soumise à une discipline, qui en fait peut-être une forme nouvelle de poésie. J’ai voulu un rythme où puissent entrer aussi bien les certitudes scientifiques que les rêveries incertaines de l’émotion, un rythme qui admette sans étonnement l’enchevêtrement des connaissances et des sensations et qui porte la pensée sans attenter à sa fantaisie.
Elle a un corps
sonnets en prose

I

Elle a un corps. Je ne m’en étais pas encore aperçu. Pourtant j’avais regardé ses cheveux, ses yeux, ses yeux surtout, j’avais touché ses mains; je ne rassemblais pas tout cela en un faisceau vivant. Je ne l’ai découvert  qu’hier: elle a un corps.

Mes déductions sont certaines.  C’est en regardant sa voix qui sortait de sa bouche et en faisait vibrer les lèvres que cette idée s’est imposée à moi. Comme elle leva la tête, je vis que l’origine des vibrations était dans la gorge,

Qui se gonflait ou se creusait légèrement à leur passage. Et je vis de la gorge se prolongeait et s’affirmait par des mouvements plus amples et plus sensibles;

La poitrine certainement repose sur le ventre et tout va ainsi jusqu’aux pieds qui sont les siens. Il n’y a plus aucun doute dans mon esprit. Elle a un corps complet, essentiel.

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