Archives de catégorie : Formule de rimes

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, — 1857 (8)

Baudelaire Les fleurs du mal

L’ennemi

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants éclairs,
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique élément qui ferait leur vigueur?

– O douleur! ô douleur, le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

Q59 – T14

O muse de mon coeur, amante des palais, — 1857 (7)

Baudelaire Les fleurs du mal

La muse vénale

O muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?

Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l’or des voûtes azurées?

Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l’encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

Q16 – T15

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin? — 1857 (6)

Baudelaire Les fleurs du mal

La muse malade

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l’horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin
T’ont-ils versé la peur et l’amour dans leurs urnes?
Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,
T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes?

Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où règnent tour à tour le père des chansons,
Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

Q8 – T13

La nature est un temple où de vivants pilliers — 1857 (5)

Baudelaire Les fleurs du mal (1ère ed.)

Correspondances

La nature est un temple où de vivants pilliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Q63 – T23

Comme le sage Horace et le bon La Fontaine, — 1857 (2)

Joseph PétasseLe Collier de perles sonnets –

Pourquoi la forme du sonnet

Comme le sage Horace et le bon La Fontaine,
J’aime les courts récits, j’ai peur des longs travaux;
Mon pied aime à fouler les gazons de la plaine
Et trébuche en montant les rapides coteaux.

Bien mince est mon bagage et courte mon haleine.
Je ne saurais suffire à ces drames nouveaux
Où l’auteur haletant, péniblement promène
Le lecteur fatigué de ses sombres tableaux.

Mais graver sa pensée ou riante ou sévère
Dans un cadre imposé qui la borne et l’enserre,
Avec un horizon bien défini, bien net,

C’est un travail que j’aime, où ma muse est à l’aise,
Où mon coeur agité se délasse et l’apaise.
C’est pourquoi j’ai choisi la forme du sonnet.

Q8 – T15 – s sur s – bi Le grand sonettiste Pétasse répartit ses soixante-dix sonnets en ‘diseaux’. Chaque ‘diseau’ contient dix sonnets.

Suivi des souvenirs de ma normande plage, — 1857 (1)

Alexandre Cosnard in La Muse des familles

Fleurs hâtives

Suivi des souvenirs de ma normande plage,
Parfois, portant mes pas et ma tristesse ailleurs,
Je rencontre un pommier tout jeune et tout en fleurs,
Quoique de bois chétif et presque sans feuillage:

Je rencontre un enfant, parmi ceux du village,
Qui semble, à son maintien, n’être pas un des leurs …
Pauvre ange aux grands yeux bleus, aux fiévreuses couleurs,
Grave et pensant raison si longtemps avant l’âge!

Les gens de ce pays sont pleins d’espoir alors:
L’enfant et le jeune arbre aux précoces trésors,
On les fête à l’envi, mais moi, mon coeur se serre;

Car, pour l’arbre et l’enfant, ma mère avait chez nous
Un triste adage appris par moi sur ses genoux,
C’est: « Croître de souffrance et fleurir de misère! »

Q15 – T15 -bi

Frondeur, ta thèse est fausse, et le fait te dément ; — 1856 (3)

Henry Weger Vibrations lyriques

Le sonnet au 19è siècle
A M. l’abbé Suchet

Frondeur, ta thèse est fausse, et le fait te dément ;
Cette fleur qui nous vint des champs de l’Ausonie,
Du Parnasse français n’a pas été bannie,
Elle est encor des luths le plus riche ornement.

La muse de Barbier, pleurant sur l’Italie,
Pour la cueillir fait trève à son gémissement,
Et Delatour, qu’inspire un gracieux génie,
Au bleu myosotis la mêle élégamment.

Sainte Beuve suspend ce beau fleuron étrusque
Au fauteuil d’Academe, et nul ne s’en offusque ;
Et Gauthier l’entrelace aus trèfles de sa Tour.

Oui, le SONNET est cher aux lyres de la France :
Chaque printemps, aux jeux qu’institua Clémence,
Il brille au front des rois du gai savoir d’amour

Q17  T15  s sur s

Petit sonnet, comment mettrai-je en toi — 1856 (2)

Louis Griveau Encore des rimes

Petit sonnet

Petit sonnet, comment mettrai-je en toi
Toute mon âme et toute ma pensée?
A tes versets, pour un pareil emploi,
Ma muse est-elle assez bien exercée?

Ah, je le sens, trop sévère est ta loi;
Etroitement  la chaîne en est tissée.
Il te faudrait plus habile que moi,
Pour, à toi seul, valoir une Odyssée.

Pour t’illustrer, tu n’as plus qu’un sizain.
Qu’un autre ici prenne ta gloire en main.
Ta part, pour moi, me semble être assez belle,

Si, sans aller au bout de l’univers,
Ton humble page obtient un regard d’elle,
Si d’un sourire elle honore tes vers.

Q8 – T14 – déca – s sur s

Parmi des flots d’azur, dimanche, un soleil d’or — 1856 (1)

Brocard de Meuvy fils Coupe d’amour

Le sommeil interrompu

Parmi des flots d’azur, dimanche, un soleil d’or
Rayonnait à midi; la maison fut déserte!
J’aime assez peu sortir quand tout le monde sort;
Je restai dans ma chambre et ne fit pas grand’perte,

Comme vous le verrez, si me lisez encor:
Mon store était baissé, ma croisée entr’ouverte,
L’air doux; je m’endormis, et mon plus cher trésor
Ma belle en robe bleue, au petit pas alerte,

Sur la pointe du pied, alors, entra chez moi;
Et soudain les baisers de ma brune enflammée
Eveillèrent nombreux ma paupière fermée.

Quel céleste réveil! Quel amoureux émoi!
Ma lèvre en feu s’unit à sa bouche vermeille,
Bianca fut une ruche, et je fus son abeille!

Q8 – T30

Pour soulever un poids si lourd, — 1855 (13)

Baudelaire in Revue des deux mondes

Le guignon

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage!
Bien qu’on ait du coeur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon coeur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

– Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Q63 – T15 – octo