– George Auriol – in Le Chat Noir
Manufacture de sonnets
…. Actuellement la Manufacture Nationale de Sonnets n’occupe pas moins de 1200 personnes, – hommes et femmes – répandus dans cent ateliers, à la tête de chacun desquels se trouve un contremaître.
L’atelier des Rimes, qui est le plus considérable de tous, est composé d’employés subalternes dont l’unique occupation consiste à trier les rimes et à les distribuer dans des cahiers assez semblables aux casses des typographes.
….
Après avoir minutieusement inspecté l’atelier des Rimes, nous pénétrons dans une salle basse où quelques individus assez sordides jouent aux cartes en fumant leur pipe et en absorbant des boissons variées.
Ce sont les poètes de la Lune. Ils ne travaillent que le soir; ils opèrent au 7ème, dans un local à claire-voie qui leur permet de contempler le ciel à leur aise. Ces ouvriers, paraît-il, se font parfois jusqu’à 18 ou 20 francs par jour, le sonnet à la lune étant très demandé actuellement dans l’Amérique du Sud, où il avait été totalement ignoré jusqu’à ce jour. Le Guatéméla, à lui seul, en consomme plus de 10000 par mois.
Les sonnets printaniers, qui font fureur en Russie, se composent dans une serre; chaque ouvrier est étendu sur un banc de mousse et des jeunes filles inspiratrices, en toilettes tendres, lui servent de modèle. Le sonnet printanier est habituellement confié aux débutants; il s’appelle sonnet gnan-gnan, dans l’argot du métier.
Nous pénétrons ensuite dans un grand atelier absolument nu. Ici, chaque ouvrier est isolé par un paravent. C’est la salle des sonnets du coeur, lesquels sont très recherchés, nous assure-t-on, de certains collectionneurs. – Chacun de ces sonnets doit commencer par « mon coeur« . Exemple: – Mon coeur est un cerceau crevé par les clownesses – Mon coeur est le valet de coeur de ton désir – Mon coeur est l’hôpital de mes rêves fanés – Mon coeur est le trottoir de vos petits pieds blancs – Etc.
La plupart des ouvriers de cet atelier sont myopes. Ils portent les cheveux très longs; quelques-uns même ont des cravates en dentelle.
Nous passons aussitôt dans le Hall des sonnets sur commande. Il est occupé par des ouvriers extrêmement habiles qui confectionnent en moins de cinq minutes des sonnets sur n’importe quel sujet: sonnets pour toast, sonnets pour fêtes, pour anniversaires ou mariages; sonnets pour dîners d’anciens élèves, pour repas de corps, noces d’argent, fêtes nationales, etc. ; quelques virtuoses arrivent même à composer deux ou trois sonnets à la fois. C’est le comble de l’art. Le contremaître nous montre un sonnet destiné à un riche industriel. Il commence ainsi:
Salut à vous, ô vétéran de la bretelle!
Il doit être livré à sept heures précises et remis clandestinement au petit pâtissier qui apportera le vol-au-vent. D’autres seront expédiés directement à dix heures, dix heures et demie et onze heures. On ne livre plus passé minuit.
Plus loin, s’aperçoit l’équipe des sonnets impromptus pour bals, soirées, cabinets particuliers, champs de courses, squares et promenades en voiture … ces sonnets sont vendus depuis cinq francs jusqu’à deux louis pièce, avec la manière de les apprendre par coeur, et les variantes pour les différentes couleurs de chevaux.
L’atelier des sonnets de passion et des sonnets orientaux est plein de femmes ornées et légèrement voilées, dans des poses absolument lascives. Ces femmmes sont séparées des ouvriers par un grand mur de cristal, sans lequel la morale ne saurait être sauvegardée.
Il serait trop long de décrire ici la salle des sonnets décadents, des sonnets rustiques, des sonnets de famille, des sonnets romantiques, des sonnets de Lesbos, et autres.
Les employés attachés à ces différentes spécialités sont soumis à l’amende de 5 francs par hiatus, comme les autres. Ils ont leur dimanche, plus vingt-quatre heures par mois, et un congé de huit jours tous les ans, à l’occasion de la Fête d’Arvers.
Nous traversons très rapidement l’Ecole des Pupilles d’Apollon, qui sont, en quelque sorte, les enfants de troupe de la Poésie, et nous sortons émerveillés.
Je crois que mes lectrices me sauront grè de leur offrir ici même quelques échantillons des produits de cette étonnante manufacture. Le premier appartient à la série des sonnets rustiques, le second fait partie des sonnets d’absinthe. »
Vesprée d’août
Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi,
Fuit le ruisseau jaseur que fréquente l’ablette,
J’aime inscrire des mots commençant par des j
Sur l’ivoire bénin de mes humbles tablettes.
Parfois je vais errer sur le vieux tertre où gît
Le souvenir dolent des pauvres poires blettes,
Et puis je m’en reviens, tranquille, en mon logis
Où mon petit-neveu tardivement goblette.
Alors, si le dîner n’est pas encore cuit,
Je décroche un fusil et je mange un biscuit
Avec mon perroquet sur le pas de ma porte;
Je laisse au lendemain son air mystérieux,
Et mon esprit flâneur suit à travers les cieux
Le rêve qui troubla l’âme du vieux cloporte.
Q8 – T15