Archives de catégorie : Q08 – abab abab

César sur le pavé de la salle déserte — 1868 (11)

coll sonnets et eaux-fortes

Anatole France

Un sénateur romain

César sur le pavé de la salle déserte
Gît, drapé dans sa toge et dans sa majesté.
Le bronze de Pompée avec sa lèvre verte
A ce cadavre blanc sourit ensanglanté.

L’âme qui vient de fuir par une route ouverte
Sous le fer de Brutus et de la Liberté,
Triste, voltige autour de sa dépouille inerte
Où l’indulgente Mort mit sa pâle beauté.

Et sur le marbre nu des bancs, tout seul au centre,
Des mouvements égaux de son énorme ventre
Rythmant ses ronflements, sort un vieux sénateur.

Le silence l’éveille et, l’oeil trouble, il s’écrie
D’un ton rauque, à travers l’horreur de la curie:
 » Je vote la couronne à César dictateur!  »

Q8 – T15

Quand tout couvert du sang de la grande victime, — 1868 (9)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Antoni Deschamps

Supplice de Judas dans l’Enfer

Quand tout couvert du sang de la grande victime,
Judas, tombant enfin de son arbre fatal,
Et roulant dans le fond de l’éternel abîme
De degrés en degrés au royaume infernal,

Sentit ses os siffler en leur moelle intime,
Ses chairs se calciner et puis l’Esprit du mal
Le traîner palpitant du remords de son crime
Aux pieds du dernier juge et sous son tribunal,

Satan, à son aspect sur le sombre rivage,
D’un sourire subit dérida son visage,
Et, de ses bras puissants entourant le damné,

Comme un amant là-haut embrasse son amante,
Serein, il lui rendit, de sa bouche fumante,
Le baiser que le traître au Christ avait donné!

Q8 – T15

Phoebus! en t’adorant, sur la plage de Troie, — 1868 (4)

Coll.Rimes et idées

Messire-Jean

Le nouveau Laocoon
Horresco referens – Virgile

Phoebus! en t’adorant, sur la plage de Troie,
Ton grand prêtre et ses fils, par deux monstres surpris,
Périssent, étouffés sous l’anneau qui les broie …
– Voilà comme Apollon rase ses favoris! –

Ainsi, rongé des vers auxquels je suis en proie,
Je souffre! – et cependant, malgré moi, je bénis
La voix qui m’encourage, et le dieu qui m’octroie
Quatorze alexandrins …. que je n’ai pas finis.

– Que vous avais-je fait, ô poète farouche,
Pour que mon triste arrêt sortît de votre bouche?
Suis-je propre à chanter les chants qui vous sont dus?

– Non. N’excitez donc plus ma verve amphigourique:
Mais calmez, dans mon sang, le venin diabolique
Du serpent à sonnets qui nous a tous mordus!

Q8 – T15 – s sur s

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles? — 1868 (3)

Coll.Rimes et idées

François.Fertiault

A un dépréciateur

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles?
Toujours pour vos tableaux ce calque qu’on connaît?
Quoi! sans pitié, toujours nous jeter aux oreilles
Ces affreux bouts-rimés qu’on appelle un Sonnet!

– « Bouts-rimés? le Sonnet? l’une de nos merveilles?
Toujours pour ce phénix votre dédain renaît! …
A lui seul, sobre, et ferme, il vaut toutes les veilles:
Des poétiques sceaux nul ne frappe aussi net;

Nul ne condense mieux sous sa nerveuse empreinte,
Nul n’a plus d’horizon sous sa ligne restreinte.
Nul n’est plus souple, riche en ses diversités.

Je sais, moi, tel fervent de cette oeuvre ample et brève
Qui, précis comme un chiffre ou vague comme un rêve,
Dans ses quatorze vers met des immensités.

Q8 – T15 – s sur s François Fertiault, en préface, défend le sonnet par une citation: « Le Sonnet  comprend tout ce que l’Ode a de beau et de délicat, et tout ce que l’Epigramme a de subtil et de concis – Philotée Delacroix « 

La Nuit approbatrice allume les onyx — 1868 (1)

Stéphane Mallarmé manuscrit, envoyé à Cazalis en mai

Sonnet
allégorique de lui-même

La Nuit approbatrice allume les onyx
De ses ongles au pur Crime, lampadophore,
Du Soir aboli par le vespéral Phoenix
De qui la cendre n’a de cinéraire amphore

Sur des consoles, en le noir Salon: nul ptyx,
Insolite vaisseau d’inanité sonore,
Car le Maître est allé puiser de l’eau du Styx
Avec tous ses objets dont le Rêve s’honore.

Et selon la croisée au Nord vacante, un or
Néfaste incite pour son beau cadre une rixe
Faite d’un dieu que croit emporter une nixe

En l’obscurcissement de la glace, décor
De l’absence, sinon que sur la glace encor
De scintillations le septuor se fixe.

Q8 – T27 forme: abab  abab   cdd  ccd d=a*, b=c*

Un état du fameux ‘sonnet en x »: « comme il se pourrait… que, rythmé par le hamac, et inspiré par le laurier, je fisse un sonnet, et que je n’ai que trois rimes en ix, concertez-vous pour m’envoyer le sens réel du mot ptyx, ou m’assurer qu’il n’existe dans aucun langue, ce que je préfèrerais de beaucoup afin de me donner le charme de le créer par la magie de la rime. »

Quand humble et suppliant, brisé par la torture, — 1867 (8)

Robert Luzarche in La Gazette rimée

A Galilée

Quand humble et suppliant, brisé par la torture,
Menacé du bûcher et du feu de l’enfer,
A leur noir tribunal tu vins dire : j’abjure !
En te relevant, sombre, avec un rire amer,

Peut-être as-tu pu voir, ô glorieux parjure !
Tes juges étonnés et blême sous l’éclair
De ton mâle regard qui, défiant l’injure,
Errait vers l’avenir, horizon vaste et clair.

Prévoyais-tu grand mort dont la foule s’amuse,
Qu’en l’an mil huit cent soixante-sept, la muse
D’un autre inquisiteur prêtrophobe et chauvin,

Sans vergogne ferait comparaître ton ombre
Par devant des bourgeois et des claqueurs sans nombre
Et lui ferait parler la langue de Havin ?

Q8  T15

La Mélencolia se tient sur une pierre, — 1866 (32)

Le Parnasse contemporain

Devant la Mélencolia d’Albert Durer

La Mélencolia se tient sur une pierre,
Le visage en sa main, cependant que le soir,
Triste, comme elle, étend son ombre sur la terre
Et qu’au loin le soleil s’éteint dans un ciel noir.

Que bâtit-on près d’elle? Est-ce un grand monastère
Pour une foi qui meurt, ou bien quelque manoir
Dont les canons un jour feront de la poussière?
– Le soleil, lentement, s’éteint dans le ciel noir. –

La Mélencolia, songeant à ce mystère,
Qui fait que tout ici s’en retourne au néant,
Et qu’il n’est nulle part de ferme monument,

Et que partout nos pieds heurtent un cimetière
Se dit: Oh! puisque tout se doit anéantir,
Que sert donc de créer sans fin et de bâtir?

Henri Cazalis

Q8 – T30

Ce matin, nul rayon n’a pénétré la brume, — 1866 (26)

Le Parnasse contemporain


Journée d’hiver

Ce matin, nul rayon n’a pénétré la brume,
Et le lâche soleil est monté sans rien voir.
Aujourd’hui, dans mes yeux, nul désir ne s’allume;
Songe au présent, mon âme, et cesse de vouloir!

Le vieil astre s’éteint comme un bloc sur l’enclume,
Et rien n’a rejailli sur les rideaux du soir.
Je sombre tout entier dans ma propre amertume;
Songe au présent mon âme, et vois comme il est noir!

Les anges de la nuit traînent leurs lourds suaires;
Ils ne suspendront pas leurs lampes au plafond;
Mon âme, songe à ceux qui sans pleurer s’en vont!

Songe aux échos muets des anciens sanctuaires!
Sépulcre aussi, rempli de cendres jusqu’aux bords,
Mon âme, songe à l’ombre, au sommeil, songe aux morts!
Léon Dierx

Q8 – T30

En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre, — 1866 (25)

Le Parnasse contemporain

Le couvercle

En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre,
Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,
Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,

Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l’homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu’avec un oeil tremblant.

En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l’étouffe,
Plafond illuminé par un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté;

Terreur du citadin, espoir du fol ermite:
Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.

Charles Baudelaire

Q8 – T15

L’Ecclésiaste a dit: Un chien vivant vaut mieux — 1866 (21)

Le Parnasse contemporain

L’Ecclésiaste

L’Ecclésiaste a dit: Un chien vivant vaut mieux
Qu’un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire.

Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d’un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d’ivoire.

Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi,
L’irrévocable mort est un mensonge aussi,
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle!

Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté,
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité,
Le long rugissement de la vie éternelle.
Charles-Marie-René Leconte de Lisle

Q8 – T15