Archives de catégorie : Q15 – abba abba

L’homme, plus malheureux que le porc ou le veau, — 1890 (31)

Alfred Ruffin Poèmes variés et nouveaux chants

Philanthropophagie

L’homme, plus malheureux que le porc ou le veau,
Le poulet qu’on engraisse ou le lièvre qui broute,
Se voit, dès qu’il est mort, scellé sous une voûte
Où tout son corps pourrit jusqu’au dernier lambeau.

Combien j’aimerais mieux, dépouillé de ma peau,
Bien coupé, devenir un civet qui ragoûte,
Ou plutôt en pâté dormir dans une croûte,
Qui des cercueils serait, à mon gré, le plus beau !

Ainsi, du corbillard narguant les tristes planches,
Aux horreurs du tombeau j’échapperais par tranches,
Arrosé de bon vin et de fine liqueur,

Et, d’un repas joyeux appréciant l’aubaine,
Les amis qui, vivant, me portaient dans leur coeur,
S’en iraient me portant, charmés, dans leur bedaine.

Q15  T14

L’enfant blême est au lit ; le père frémissant, — 1890 (29)

Arthur de Beauplan in Revue de Paris et de Saint-Petersbourg

La montre à secondes

L’enfant blême est au lit ; le père frémissant,
L’œil fixé sur sa montre où court l’aiguille agile,
Compte les bâtements du pouls dans cette argile,
Le doigt sur une artère où bouillonne le sang.

Le mal comme le flux monte ; l’homme impuissant
Oppose vainement sa science fragile ;
Il faudrait un miracle ainsi qu’en L’Evangile,
Pour prolonger la vie en cet agonisant.

C’est fini ! … De draps blancs on décore la porte ;
Le corps est sur un char … il est l’heure … on l’emporte …
Les larmes sous les yeux ont creusé leur ravin.

L’aiguille d’or pourtant trotte toujours, altière ;
Et le ressort d’acier, la montre, la matière,
Survit à l’oeuvre où Dieu mit son souffle divin.

Q15  T15

Mon premier, pavé d’or des palais merveilleux — 1890 (25)

Paul Bourget in L’Aurore

Sonnet-charade

Mon premier, pavé d’or des palais merveilleux
Que baigne une lumière éblouissante et pâle
Dans le scintillement magique de l’opale,
Résonne sous les pas et fait baisser les yeux.

Entre le double azur de la mer et des cieux,
Et parmi la rumeur confuse et sépulcrale
De l’immense Océan qui sanglote et qui râle,
Mon second dans les flots se dresse, radieux.

Quand votre sang s’étend en pourpre triomphale,
Lamentable troupeau des héros expirants
Vous criez mon troisième aux cieux indifférents.

Aucin, Sémiramis, Penthésilée, Omphale,
Visages tour à tour perfides et charmants,
Mon tout vient prendre place, ô femmes, dans vos rangs !

Q15  T29

Minet te guette, cher petit, — 1890 (24)

– « Black » in L’Aurore

Anagramme-sonnet

Minet te guette, cher petit,
Gare-toi de son vol rapide ;
Crois-moi, ne fais pas l’intrépide
Pour contenter son appétit.

Sur toi son œil s’appesantit ;
Il trompe, son regard stupide …
Vois du gourmand la gueule avide
Qui t’enserre et qui t’engloutit ! –

Lentement je vais à la fosse,
Moi qu’on nommait un sacerdoce
Et qui ne suis qu’un vil métier !

Le peintre vend .. de la céruse ;
Et le poète vend … sa muse …
C’est à qui sera le moins fier !

Q15  T14  octo

L’hiver avait cessé, la bise était calmée, — 1890 (23)

Jules Sionville in L’Aurore

L’abeille et le singe

L’hiver avait cessé, la bise était calmée,
Le ciel, limpide et clair, semblait un pur émail ;
Sous la ruche une abeille au velouté camail
Voltigeait butinant plus souple qu’une almée.

De miel et d’ambroisie elle allait affamée
Comme un pauvre de pain dans l’ombre du portail,
Les pétales des fleurs lui servaient d’éventail
Et le pollen des lis lui formait un camée.

Mais sa sérénité fut bien vite embrumée ;
Un singe, qui la vit joyeuse et parfumée,
Courut pour l’écraser du doigt contre un vitrail,

Quand elle, en un clin d’oeil fuyant sous la ramée ,
Mais de son dard vengeur le piquant au poitrail,
Lui dit : « Crains l’innocent dont l’ire est allumée ! … »

Q15  T7  y=x (c=a & d=b)  fable-sonnet.

Ah ! plaignez mon destin, sensible et bon lecteur, — 1890 (22)

Cirederf Ybl. in L’Aurore

Enigme-sonnet
dédiée aux lectrices langonnoises

Ah ! plaignez mon destin, sensible et bon lecteur,
Car il est peu d’humains, sur la terre et sur l’onde,
Qui ne se sente pris d’une pitié profonde
Au récit émouvant de mon cruel malheur.

Dans un boudoir parmi des meubles de valeur
Ou bien dans une chambre où la richesse abonde
L’on me couche et voyez la cruauté du monde
Chacun me foule aux pieds et m’écrase le cœur !

Mais là n’est pas le terme, hélas ! de mon martyre,
Poussé par je ne sais quel infernal délire,
Un monstre au bras nerveux, au regard sombre et dur,

Me soulève et s’armant d’un bâton – oh ! l’infâme ! –
Frappe et me bat si fort qu’aussitôt je rends l’âme
Fin nuage poudreux qui se perd dans l’azur …

Q15  T15

Les Andains tour à tour sous la Faux — 1890 (20)

Karl Boès in L’ermitage

Rêve d’été

Les Andains tour à tour sous la Faux
Se couchaient, blonds et mélancoliques
Et l’Aoûteux prenait des airs bibliques
Avec ses tours de bras triomphaux.

Au fil d’un rythme lent jamais faux,
Les Epis tombaient et, symboliques,
Semblaient pleurer de tendres Suppliques –
Tels nos Cœurs sous vos pieds, ô Saphos !

Car le Champ est à vous, Moissonneuses,
Tout à vous, adorables Haineuses ! ..
Par un Couchant d’un fier Coloris,

Creusez rythmiquement la Blessure,
Et puissent nos Cœurs endoloris
Mourir, comme les Blés, en Mesure … ?

Q15  T14 – banv –   9s.

Quand on ne vous prend pas encor tout jeunes veaux — 1890 (19)

Raoul Lafagette Les cent sonnets

Vaches et bœufs

Quand on ne vous prend pas encor tout jeunes veaux
Sur l’affreux charreton qui mène aux boucheries,
Le paysan vous soigne au fond des métairies,
Et bientôt vous l’aidez dans ses graves travaux.

Ô Vache nourricière ! il sait ce que tu vaux
Pour changer en bon lait les luzernes fleuries,
Et toi, Bœuf, sous l’azur et les intempéries,
Pour les profonds labeurs par les monts et les vaux !

Courbés dans la lenteur pensive de vos marches,
Vous avez l’air de doux et puissants patriarches,
Dociles compagnons sous le joug accouplés ;

Mais hélas ! dès que vient votre vieillesse forte,
Vous voyez, loin des champs où prospèrent les blés
Des rouges abattoirs s’ouvrir l’horrible porte !

Q15  – T14 – banv

Traînant un long manteau d’hermine bien fourré, — 1890 (12)

Léon Valade Poèmes posthumes

Sonnet d’hiver

Traînant un long manteau d’hermine bien fourré,
Janvier, monarque antique à la barbe de neige,
S’avance bruyamment au milieu d’un cortège
De femmes et d’enfants dont il est adoré.

En vain les mécontents te savent mauvais gré
Des étrennes, impôt très vieux que rien n’allège:
La popularité reste ton privilège,
O Roi dont la couronne est de papier doré;

Soit qu’au flanc des gâteaux insérant une fève,
Tu te prêtes, pour rire, à la royauté brève
Dont s’égaye un instant le plus pauvre festin;

Soit que ton échanson, l’empereur Charlemagne
Verse aux bons écoliers, trop bourrés de latin,
Des flots quasi-moussus de simili-champagne.

Q15 – T14