Archives de catégorie : Q63 – abba a’b’b’a’

Son père trafiquait, en l’obscure boutique — 1922 (6)

Louis Brauquier L’au-delà de Suez

Le marchand grec

Son père trafiquait, en l’obscure boutique
Parmi l’odeur de crasse d’homme et de pipi,
Le cuivre, les petites filles, les tapis
Dans la ruelle du faubourg de Salonique.

Mais lui n’a jamais fait que six mois de prison
Pour avoir spéculé sans pudeur sur les huiles.
Il mène sur les quais sa grosse automobile
Déjeune chez Suquet et dîne chez Peysson.

Il achète le blé, les cuirs et l’arachide
Affrète des bateaux vers des villes torrides
Et, bénissant son père, au moins dix fois par jour,

Il corrompt de son or les mères sans scrupules,
Qui conduisent chez lui, dans le noir crépuscule
Leurs filles vierges qui demeurent son amour.

Q63 – T15

Dures grenades entr’ouvertes — 1922 (3)

Paul ValéryCharmes

Les grenades

Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Eclatés de leurs découvertes!

Si le soleil par vous subis,
O grenades entre-bâillées,
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l’or sec de l’écorce
A la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture.

Q63 – T14 – octo

Jeune fille élevée au Couvent des Oiseaux, — 1921 (13)

Maurice Dekobra Strophes libertines du chevalier Naja ((d’après Jean-Paul Goujon : Anthologie de la poésie érotique française  2004)

Demi-Vierge

Jeune fille élevée au Couvent des Oiseaux,
Viens chez moi me montrer ton audace timide,
Ton vice qui s’observe et tes actes que guide
La crainte de froisser le pli de ton manteau.

On peut, en écartant avec un geste lent
La chaste jarretelle au seuil de la chemise,
Livrer la fleur cachée à la tendre expertise
D’un amateur qui sait tous les rites galants.

A quoi bon exiger le saut du Rubicon ?
Pourquoi prendre la rose au devant du balcon,
Quand l’autre, plus petite, a sa corolle ouverte ?

Cache donc simplement ton minois dans tes mains,
Tandis que ton séant s’offre à ma tige experte
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain.

Q63  T14

Une enseigne de mauvais lieu — 1921 (7)

Mathias Lübeck in L’Oeuf dur

Une enseigne de mauvais lieu
Numéro sur une lanterne
Dans un bar avenue des Ternes
Prête aux erreurs sur le milieu.

C’est une erreur sur la personne
Le patron qui est de Nevers
S’enthousiasme sur ce vers
 » Qui reste en arrière? Personne!  »

Lorsque l’on veut le raisonner
Il se sauve dans son métier
Je trouve que ça n’est pas bête.

Mais je trouve surtout moral
Que pour aimer les faux poètes
On s’en cache comme d’un mal.

Q63 – T14  octo

Nous avons pensé des choses pures — 1920 (11)

Paul ValéryAlbum de vers anciens

Le bois amical

Nous avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins,
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire … parmi les fleurs obscures;

Nous marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit verte des prairies;
Nous partagions ce fruit de féeries
La lune amicale aux insensés.

Et puis, nous sommes morts sur la mousse,
Très loin, tout seuls parmi l’ombre douce
De ce bois intime et murmurant;

Et là-haut, dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant
O mon cher compagnon de silence!

Q63 – T14 – 9s

Le soleil meurt: son sang ruisselle aux devantures; — 1919 (5)

Vincent Muselli Les masques

Les épiceries

Le soleil meurt: son sang ruisselle aux devantures;
Et la boutique immense est comme un reposoir
Où sont, par le patron, rangés sur le comptoir,
Comme des cœurs de feu, les bols de confitures.

Et, pour mieux célébrer la chute du soleil,
L’épicier triomphal qui descend de son trône,
Porte dans ses bras lourds un bocal d’huile jaune
Comme un calice d’or colossal et vermeil.

L’astre est mort; ses derniers rayons crevant les nues
Illuminent de fièvre et d’ardeurs inconnues
La timide praline et les bonbons anglais.

Heureux celui qui peut dans nos cités flétries
Contempler un seul soir pour n’oublier jamais
La gloire des couchants sur nos épiceries.

Q63 – T14

Cette nuit-là, mignonne avait l’amour morose … — 1918 (4)

Monsieur de la Braguette in Les heures de la guerre

Chauvinisme

Cette nuit-là, mignonne avait l’amour morose …
Ses nénais énervés, languissants, presque mous,
Se livraient sous mes mains à t’étranges remous,
Pour ma lèvre effaçant leur double pointe rose,

C’était la fin du mois, et dans son ventre oblong
Un sang lourd distendait le fin réseau des veines,
Car les règles venaient fleurir, en leurs neuvaines,
De leurs coquelicots le blé de son poil blond,

Devançant l’ennemi, je fondis sur le gouge,
Et tandis qu’au vagin turgescent j’étranglais,
Criant : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! »

L’enfant plongea le doigt dans la vulve, puis, rouge,
Traça sur ma poitrine, ivre d’un tel bonheur ;
L’ordre cher aux héros : La Légion d’Honneur !

Q63  T30

Dans un puits, frère humide et profond des colonnes — 1917 (1)

Jean Cocteau Embarcadères

Fait-divers baudelairien

Dans un puits, frère humide et profond des colonnes
Dont l’orgueil montre au ciel des dieux de marbre et d’or
Dans un puits tapissé de mousse et d’ombre, dort
Une morte que l’eau glaciale ballonne.

La fermentation fait un bruit de pourceau,
Gouttes, tétons têtant, bulles pleines de lie.
Qui êtes-vous terrible et puante Ophélie,
Le crâne défoncé par les chutes du seau?

Ce faîte dans des cieux d’aster et de grenouilles
Ce trou en haut duquel,  comme Napoléon
Ier, place Vendôme et la Vénus des fouilles

Tu règnes, vierge pâle au ventre de ballon,
Décompose ta force et jalousement cache
Un désastre qu’il faut que tout le monde sache.

Q63 – T23

Rais de soleil ou patte blanche? — 1914 (9)

André Breton in La Phalange
Rais de soleil ou patte blanche?
La main ne glane – on le saurait –
Dans sa chevelure à regret
L’or au gré soudain de la branche

Sans que fuse plus clair son rire
Pâle ou cendré comme l’or blond
Par le cher feuillage selon
L’accompagnement de ta lyre.

Et l’âme, au battement d’une aile
Captive – on croirait – d’un col fin,
Vers l’épaule, sous la tonnelle,

Si la caresse ondule à fin
De charme, ô pur Viélé-Griffin,
Pressent la Pigeon aigrefin!

Q63 – T22  octo

Deux faunesses, parmi l’ombre et les herbes bleues, — 1912 (13)

Pierre Louÿs in Vers et Prose

Les petites faunesses

Deux faunesses, parmi l’ombre et les herbes bleues,
Se poursuivent au clair de lune, vers la source.
Leurs croupes lestes que bouleverse la course
Retroussent les poils ronds de leurs petites queues.

Elles galopent, et leurs sveltes pieds de chèvres
Vont, déchirant les fleurs et sautant les racines.
Elles ont aux cheveux, étant un peu cousines,
Mêmes cornes d’écaille, et même flamme aux lèvres.

Mais voici l’eau, qui sort d’une caverne noire…
Elles grimpent gaîment, se culbutent pour boire,
Trempent leurs seins aigus entre les hautes pierres,

S’élancent, battent l’air de leurs pieds, que prolongent
Les ombres, et, pressant leurs mains sur leurs paupières,
Du sommet des rocs, dans la cataracte, plongent.

Q63  T14  r.fem.