Archives de catégorie : Tercets

il y avait au réfectoire de hautes fenêtres — 1993 (9)

William CliffAutobiographie

32

il y avait au réfectoire de hautes fenêtres
d’où l’on voyait de grands sapins s’élever dans le ciel
et le matin quand la lumière gagnait l’atmosphère
ce ciel et ces sapins prenaient des couleurs surréelles

et en hiver quand la neige habillait ces conifères
de brillante blancheur alors la vue était encor
plus surprenante à cause des mauves que la lumière
frappant la neige des sapins nous envoyait alors

nous regardions ces choses solennelles comme si
elles n’étaient qu’un avant-goût des choses que la vie
plus tard nous ferait découvrir sans penser que plus tard

rien d’aussi beau jamais ne viendrait à notre regard
parce que la beauté ne vient pas de la chose même
mais de l’étonnement de l’oeil qui se pose sur elle

Q59 – T13 – 14s

l’hiver nous eûmes froid et les hivers étaient très longs — 1993 (8)

William CliffAutobiographie

31

l’hiver nous eûmes froid et les hivers étaient très longs
je me souviens d’un hiver où la Meuse fut gelée
on pouvait la passer avec des chariots et même on
fit un feu au milieu pour rire de sa destinée

et nos bâtiments mal chauffés nous donnaient des frissons
nous aimions rentrer dans nos lits à la fin des journées
nous y mettre en chiens de fusils et trembler avant qu’on
sente enfin le lit rechauffer nos chairs frigorifiées

alors tels des noyés nous entrions au fleuve-sommeil
longtemps la nuit si longue et noire de l’hiver ce fleuve
nous traînait dans son lit pour nous soumettre à des épreuves

dont nous perdions tout souvenir au moment du réveil
quand le matin nous poussait en ouvrant ses glauques voiles
vers un évier dont l’eau glacée nous mordait jusqu’aux moelles

Q8 – T30 – 14s

nous avions entre frères ce qu’on nomme des ‘rapports’ — 1993 (7)

William CliffAutobiographie

19

nous avions entre frères ce qu’on nomme des ‘rapports’
il s’agissait pour nous de faire pièce à l’oeil sévère
qui voulait nous nier d’avoir aucun plaisir du corps
duquel les pères veulent être seuls dépositaires

et c’est déjà le désir de tuer leurs géniteurs
qui pousse les enfants à perpétrer entre eux ces choses
mais ce faisant ils ont en eux une sombre rumeur
qui leur dit qu’ils font mal et que la vie est autre chose

images de grands chevaliers aux corps couverts de fer
renversés sur le sol glacé des forêts médiévales
flèches de bois entrées à l’intérieur des vives chairs

et qu’on arrache avec du sang bien que ça fasse mal
beaux chevaliers dont le fer crie et reluit au soleil
vous dormiez dans nos lits la face tournée vers le ciel

Q59 – T23 – 14s

jadis on envoyait les enfants à la mine — 1993 (6)

William CliffAutobiographie

11

jadis on envoyait les enfants à la mine
pour trier le charbon certains pays encor
les font travailler dur sinon vendre leur corps
afin d’épargner aux familles la famine

on dit que ces enfants s’estiment plus heureux
à l’idée d’être un peu utiles à leur famille
alors qu’ici on leur répète à qui mieux mieux
combien ils sont à charge et pèsent sur la « vie »

la  » vie » ici n’a rien à faire des enfants
sauf pour orner la saleté publicitaire
« gardez-les dans vos murs » car on n’a pas le temps

de s’encombrer d’enfants pour faire nos affaires
ainsi j’ai senti que l’enfant est un esclave
qui n’a pour tout présent que sa fiente et sa bave

Q62 – T23

je me souviens de la Libération — 1993 (5)

William CliffAutobiographie

8

je me souviens de la Libération
nous fûmes déguisés ma soeur et moi
en petits pages tenant les cordons
d’un écusson et le cortège alla

à travers les rues au milieu des sons
de fanfare et ne comprenant rien à
cette fiesta que les gens faisaient là
j’ouvrais mes grands yeux de petit garçon

sans savoir où nous conduisait tout ça
ce jour-là ce fut sur une étendue
où toute la cité s’était rendue

plus jamais je n’ai vu un tel fatras
de gens massés errant sans autre vue
que celle de se voir et d’être vus

Q9 – T29 – déca

étant enfant et marchant au bord de la mer — 1993 (4)

William CliffAutobiographie

7

étant enfant et marchant au bord de la mer
j’étais effrayé de voir accourir ses vagues
plus hautes que mon enfance et si carnassières
qu’elles semblaient vouloir me prendre en leurs mâchoires

sur le sable je les voyais venir mourir
et m’étonnais qu’elles ne montent pas plus près
pour m’attraper d’un coup de langue me saisir
m’entraîner dans leur ventre où je disparaîtrais

et aujourd’hui que j’ai grandi et que je marche
d’un air fier au bord de la mer et que ma marche
a fait le tour dumonde je voudrais encor

avoir l’étonnement que j’avais en ce temps
redevenir semblable à l’enfant qui prétend
que cette onde n’accourt que pour manger son corps

Q59 – T15

je suis né à Gembloux en mil neuf cent quarante — 1993 (3)

William CliffAutobiographie

4.

je suis né à Gembloux en mil neuf cent quarante
mon père était dentiste et je l’ai déjà dit
ma mère eut neuf enfants et je l’ai dit aussi
pourquoi faut-il que je revienne à cette enfance?

j’étais un gosse à grosse bouche et grands yeux vides
qui se jetaient partout pour comprendre le monde
et plus ils se jetaient plus ils étaient avides
et moins ils comprenaient tout ce monde qui gronde

l’enfant ne comprend pas pourquoi il doit souffrir
il pleure à gorge déployée pour crier son malheur
mais la moindre bêtise aussi le fait sourire

sans qu’il comprenne pourquoi le bonheur l’effleure
je fus un gosse riant lamentablement
dans un pays occupé par les Allemands

Q62 – T23

enfant je restais longtemps à jeter de longs regards — 1993 (2)

William CliffAutobiographie

1

enfant je restais longtemps à jeter de longs regards
à travers la fenêtre de notre ennuyeuse école
et recevais pour prix de m’être encore mis en retard
des coups des punitions  » il n’est pas de mauvaise vol-

onté  » disaient devant la grande colère de mon père
mes maîtres mais ni coups ni punitions ne pouvaient m’em-
pêcher de rester le regard tourné vers les fenêtres
austère de notre ennuyeuse école en ce moment

alors que la vie décline et s’en va je continue
à jeter des regards traînards à travers les fenêtres
sans craindre coups ou punitions car mon père et mes maîtres

ne sont plus là pour m’en donner et aux nues inconnues
je donne en liberté mon âme assoiffée du sommeil
brumeux qu’elle aime voir errer dans les fumées du ciel

Q59 – T30 – 14s

Ravaler à merci la face — 1993 (1)

Nathalie GeorgesSonnets dispars

Infinitif

Ravaler à merci la face
Au ciel endolori se pâme
Oisive une pensée lasse
D’habitude abrégée d’âme

Prendre ses racines à son cou,
Y agréger sans s’y fier
La pâte meurtrie du jour –
Raccommoder les restes frais

Traiter l’ordure rendue à gué
De la mémoire massicotée
Rabouter l’ombre à son étant

Et s’enfoncer dans la lumière
Mordre la terre à pleines dents
S’ébattre sur son coeur de pierre.

Q59 – T14 – octo

L’aube sur le cratère allume un reflet d’or. — 1992 (7)

Henri Bellaunay Petite anthologie imaginaire de la poésie française

Les romains de la décadence

L’aube sur le cratère allume un reflet d’or.
La nuit en s’enfuyant a foudroyé l’orgie.
Le délectable loir, l’huître de Batavie,
Sur la pourpre de Tyr se confondent aux corps.

Aux cassollettes, seuls, s’exaspèrent encor,
Les parfums énervants de la perverse Asie.
Où reluit du plaisr la stridente furie
Tombe un silence épais qui ressemble à la mort.

La Vestale, ravie à sa grave retraite,
Pleure inlassablement sa pureté défaite
Sur la dalle où le stupre a souillé le Carrare.

Ils gisent, engloutis dans un glauque sommeil,
Et ne peuvent pas voir, offusquant le soleil,
L’ombre démesurée et noire du Barbare.

(José-Maria de Heredia)

T15 – Q15