Archives de catégorie : T14 – ccd ede

Caché près de l’étang, l’autre jour, j’ai surpris — 1878 (7)

P(aul) Darasse Laeta & moesta

Le rat

Caché près de l’étang, l’autre jour, j’ai surpris
Les propos qu’échangeaient la grenouille plaintive
Et le rat son compère accroupi sur la rive ;
Il parlait d’une guerre entre peuples amis.

Le rat voulait savoir pourquoi tout ce tapage :
Leurs canons, disait-il, dérangent mon sommeil ;
Manquent-ils donc de pain ou de place au soleil ?
Entre frères pourquoi ce terrible carnage ?

Ma foi ! répondait l’autre, on ne sait trop vraiment :
Ces gens sont fous, et c’est pour un prince allemand
Dont le nom, entre nous, est impossible à dire ;

C’est aussi pour la gloire et l’honneur du drapeau.
En entendant ces mots, le rat se mit à rire,
A rire, mais si fort qu’il en tomba dans l’eau.

Q63  T14

Dans la bière disjointe un ver put se glisser, — 1878 (6)

P(aul) Darasse Laeta & moesta

Le ver

Dans la bière disjointe un ver put se glisser,
Et rampant sur le corps verdi de pourriture,
Il alla droit au cœur chercher sa nourriture :
Ce cœur était si sec qu’il dut y renoncer.

Camarade, lui dit un nécrophore immonde
Qui soupait tristement d’un reste de boyau,
Tu ne savais donc pas ce que fut dans le monde
Celui qui dort couché dans ce royal manteau ?

Cet homme a fait couler tant de sang et de larmes
Qu’on en aurait pu faire une mer, et ses armes
Jetaient au lieu de grain un cadavre au sillon :

La mort se reposait lui laissant la besogne ;
Car cet homme au cœur dur, c’était …. Napoléon !
Et le ver dégoûté quitta cette charogne.

Q62  T14  un ton trop rare pour parler de cet individu

Je vous dois quelques mots de préface, ô lecteur, — 1878 (4)

Marius Bonnefoy La Provence

Un mot de préface

Je vous dois quelques mots de préface, ô lecteur,
J’entreprends de chanter notre belle Provence ;
Chanter ? … c’est, je l’avoue, un grand mot que j’avance.
Que du sujet ma voix se trouve à la hauteur,

Croyez-le bien ; ce n’est pas là ce que je pense.
Je ne viens point ici me poser en auteur ;
Mais si pour mon pays je fais battre un seul cœur,
Je ne demanderai pas d’autre récompense.

En peignant ses héros, ses monuments divers,
Ses villes et ses chants tantôt secs, tantôt verts,
J’aurais pu me servir du poëme ou de l’ode ;

J’ai choisi le sonnet, comme étant plus commode,
Familier, circonscrit dans ses quatorze vers ;
Et puis, autre raison, c’est qu’il est à la mode.

Q16  T14  s sur s

Oui certe, un beau sonnet vaut seul tout un poème ; — 1877 (7)

Louis Guibert in L’Artiste

Le sonnet

Oui certe, un beau sonnet vaut seul tout un poème ;
Mais c’est fortune exquise et bien rare vraiment
Que de mettre la main sur un tel diamant :
Le sonnettiste heureux est l’artiste suprême.

Ballade ou madrigal, romance, épître même,
Rien d’un cadre aussi fin n’entoure un compliment.
Trouvez-moi, s’il se peut, un écrin plus charmant
Pour présenter son cœur à la femme qu’on aime.

Le coffret tout d’abord plaît et séduit les yeux
Par son étrange éclat, son travail merveilleux ;
Mais plus riche il paraît, plus, quand la belle l’ouvre,

La perle en son nid d’or brille au regard surpris…
Ainsi, dans la splendeur du vers qui la recouvre,
La pensée ingénue acquiert un nouveau prix.

Q15  T14 – banv –  s sur s

 » Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre — 1877 (1)

Mallarmé in Oeuvres complêtes – Poésies (ed.Barbier-Millan)

Sonnet 2 novembre 1877

 » Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre
Tu te plains, ô captif solitaire du seuil,
Que ce sépulcre à deux qui fera notre orgueil
Hélas! du manque seul des lourds bouquets s’encombre.

Sans écouter Minuit qui jeta son vain nombre,
Une veille t’exalte à ne pas fermer l’oeil
Avant que dans les bras de l’ancien fauteuil
Le suprême tison n’ait éclairé mon Ombre.

Qui veut souvent avoir la Visite ne doit
Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt
Soulève avec l’ennui d’une force défunte.

Ame au si clair foyer tremblante de m’asseoir,
Pour survivre il suffit qu’à tes lèvres j’emprunte
Le souffle de mon nom murmuré tout un soir. »

Q15 – T14 – banv

Le sonnet, cadre étroit, mais où la poésie — 1876 (14)

Eugène Lambert in L’Artiste

Le sonnet

Le sonnet, cadre étroit, mais où la poésie
Enferme avec amour, sans le faire éclater,
Tout ce qui charme : amour, foi, raison, fantasie,
Et vient en ce milieu charmant pour y chanter !

C’est tout ce qu’il concentre en sa forme choisie ;
C’est la parcelle d’or que l’art sait présenter
A son creuset, qu’informe encore, il a saisie
Pour en fait un bijou qu’un burin doit sculpter ;

Tous les parfums d’Asie, et que le Tigre arrose,
En une goutte d’ambre ou d’essence de rose ;
Tous les rayons qu’un prisme en lui peut réunit ;

C’est toute la rosée, en sa perle irisée ;
Et tous les sentiments en un seul souvenir,
Et qui d’un coin du cœur nous font un Elysée !

Q8  T14  s sur s

Tout dort. Les ponts avec le gaz de leurs lanternes — 1876 (12)

coll. Le Parnasse Contemporain, III

Gabriel Marc

Paysage nocturne

Tout dort. Les ponts avec le gaz de leurs lanternes
Se reflètent dans l’eau profonde. Entre les quais
Voguent péniblement des bateaux remorqués,
Et voici l’Hôtel-Dieu que flanquent des casernes.

Voyez, se découpant sur les nuages ternes,
Un vague entassement d’édifices tronqués,
De vieux donjons pareils à des géants masqués,
D’ogives, de créneaux, de grilles, de poternes.

C’est l’antique Palais de Justice, décor
Noir, la Tour de l’Horloge & la flèche aux fleurs d’or
De la Sainte-Chapelle; & cette ombre qui perce

L’ombre nocturne, c’est, ô cruelle Thémis!
Le dôme du nouveau Tribunal de Commerce,
Champignon monstrueux qui flâne entre deux lis.

Q15 – T14 – banv

Malheur aux pauvres ! C’est l’argent qui rend heureux. — 1876 (9)

Jean Richepin La chanson des gueux

Sonnet consolant

Malheur aux pauvres ! C’est l’argent qui rend heureux.
Les riches ont la force, et la gloire et la joie.
Sur leur nez orgueilleux c’est leur or qui rougeoie,
L’or mettrait du soleil même au front d’un lépreux.

Ils ont tout : les bons plats ; les vieux vins généreux,
Les bijoux, les chevaux, le luxe qui flamboie,
Et les belle putains aux cuirasses de soie
Dont les seins provocants ne sont nus que pour eux.

Bah ! les pauvres, malgré la misère sans trêves,
Ont aussi leurs trésors : les chansons et les rêves.
Ce peu-là leur suffit pour rire quelquefois.

J’en sais qui sont heureux, et qui n’ont pour fortune
Que ces louis d’un jour nommé les fleurs des bois
Et cet écu rogné qu’on appelle la lune.

Q15  T14 – banv

Pourtant, quand on est las de se crever les yeux, — 1876 (8)

Jean Richepin La chanson des gueux

Sonnet ivre

Pourtant, quand on est las de se crever les yeux,
De se creuser le front, de se fouiller le ventre,
Sans trouver de raison à rien, lorsque l’on rentre
Fourbu d’avoir plané dans le vide des cieux,

Il faut bien oublier les désirs anxieux,
Les espoirs avortés, et dormir dans son antre
Comme une bête, ou boire à plus soif comme un chantre,
Sans penser: soûlons-nous, buveurs silencieux.

Oh! les doux opiums, l’abrutissante extase!
Bitter, grenat brûlé, vermouth, claire topaze,
Absinthe, lait troublé d’émeraude. Versez!

Versez, ne cherchons plus les effets ni les causes!
Les gueules du couchant dans nos coeurs terrassés
Vomissent de l’absinthe entre leurs lèvres roses.

Q15 – T14 – banv

La neige est drôle. Vlan! un bouchon blanc vous entre — 1876 (7)

Jean Richepin La chanson des gueux

La neige est drôle

La neige est drôle. Vlan! un bouchon blanc vous entre
Dans l’oeil. En même temps, sur votre nez carmin
S’aplatit un flocon large comme une main.
Quelle gifle! l’hiver tout entier s’y concentre.

Paf! l’un est sur le dos. Pouf! l’autre est sur le ventre!
Carambolage, bon! le passant inhumain,
Tout près d’en faire autant, s’esclaffe, et le gamin
Vous blague en criant : » pile ou face pour le pantre! »

On se fâcherait bien. Mais quoi? soi-même on rit.
Car tout est si bouffon! la neige a de l’esprit
Et rend cocasse les objets qu’elle déforme.

Les chevaux d’omnibus ont l’hermine au garrot;
Le Panthéon prend l’air d’un casque à mèche énorme,
Et dans chaque statue apparaît un Pierrot.

Q15 – T14 – banv