Archives de catégorie : T14 – ccd ede

Les Grecs, pour honorer une de leurs Vénus, — 1869 (26)

Albert MératL’idole

Avant-dernier sonnet

Les Grecs, pour honorer une de leurs Vénus,
Inscrivaient Callipyge au socle de la pierre,
Ils aimaient, par amour de la grande matière,
La vérité des corps harmonieux et nus.

Je ne crois pas aux sots faussement ingénus
A qui l’éclat du beau fait baisser la paupière;
Je veux voir et nommer la forme tout entière
Qui n’a point de détails honteux ou mal venus.

C’est pourquoi je vous loue, ô blancheurs, ô merveilles,
A ces autres beautés égales et pareilles,
Que l’art même, hésitant, tremble de composer;

Superbes dans le cadre indigne de la chambre,
L’amoureuse nature a, d’un divin baiser,
Sur votre neige aussi mis deux fossettes d’ambre.

Q15 – T14 – banv

La vie est un sonnet triste et funambulesque — 1869 (25)

Gabriel Marc Soleils d’octobre

La vie humaine

La vie est un sonnet triste et funambulesque
Dont le premier quatrain est seul d’or & d’azur.
Jusqu’à vingt ans, les bois sont verts, le ciel est pur,
Et l’on marche à travers un pays romanesque.

Puis, la scène devient froide, brumeuse et presque
Funèbre. Il faut lutter dans un dédale obscur,
Et jouer, pour manger un pain amer & dur,
Des farces d’histrions sous un masque grotesque.

Au milieu des soucis, des remords, des douleurs,
Noirs récifs dans la mer insondable des pleurs,
L’homme navigue ainsi jusqu’à son dernier lustre.

Et le sonnet soumis à l’inflexible sort,
Qu’on soit prince, bandit, pâtre ou poète illustre,
S’achève par ce mot épouvantable: Mort.

Q15 – T14 – banv

Quand Flora Du Rantin, la fille — 1869 (21)

Louis Veuillot Les couleuvres

Fille à marier

Quand Flora Du Rantin, la fille
De monsieur Du Rantin, rentier,
J’en suis d’accord : dans le sentier
De l’honneur parfait, elle brille.

La mère Du Rantin pointille :
Tel est le droit de l’églantier.
Mais Flora, la fleur, est gentille.
Elle a Rotschild pour papetier.

Elle est folâtre, elle est touchante,
Elle est pianiste, elle chante,
Et lit les auteurs en renom.

Bref, rien ne t’empêche de prendre
Cet ange très-bouffant, sinon
Que tu balances à te pendre.

Q14 – T14 – octo

La chevelure au vent, la jupe retroussée, — 1869 (20)

Louis Veuillot

Arabella

La chevelure au vent, la jupe retroussée,
Montrant ses dents d’une aune et ses pieds d’un empan,
Miss Arabella Ship, voguant, roulant, grimpant,
Arpente l’univers d’une course pressée.

Que cherche-t-elle enfin, et quelle est sa pensée ?
Miss est-elle  biblique, – ou dévote au dieu Pan ?
On dit qu’elle a frôlé maint et maint chenapan,
Qu’un roi nègre une fois sur son cœur l’a pressée.

Qu’en sait-on ? Moi, je  crois que miss Arabella,
Téméraire brebis, impunément bêla,
Et que les loups d’accord ont manqué la fortune.

Je lis – fort mal peut-être – en son air ahuri,
Que sa longue innocence à la fin s’importune,
Et se sait trop peu gré de n’avoir point péri.

Q15 – T14 – banv

Elle avait deux profils, l’un grec, l’autre saxon ; — 1869 (18)

Louis Veuillot Les couleuvres


Mary

Elle avait deux profils, l’un grec, l’autre saxon ;
L’un plein de majesté, l’autre de grognerie.
Celui-ci regardait, non sans quelque furie,
Un époux enrhumé qui semblait bon garçon.

Un teint blanc, – toutefois assez poudré de son ;
Un costume élégant, – mêlé de friperie ;
Sur le peplum d’azur, de la verroterie ;
Les cheveux insultés d’un bout de paillasson.

Pour se désennuyer, dans un sac des plus riches
Elle mit et remit vingt affiquets godiches ;
Puis elle lut Dickens, comme on lirait Platon.

L’oeil grec semblait de marbre, et le saxon de braise.
Avais-je devant moi Diane ou Margoton ?
Etait-ce la pairesse ou la coureuse anglaise ?

Q15 – T14 – banv

Entre ceux que j’aspire à ne pas voir souvent, — 1869 (16)

Louis Veuillot Les couleuvres

Les sages

Entre ceux que j’aspire à ne pas voir souvent,
Je compte des premiers ces amples personnages,
Ces doctes et ces forts qui, pleins de verbiages,
Vont la tête en arrière et le ventre en avant.

Je les trouve partout gonflés du même vent :
Ils savent qu’ils sont gros, ils savent qu’ils sont sages,
Et fiers de tant peser, épanchant les adages,
Ils tiennent pour manqué tout autre être vivant.

Enfermés dans le lard de la fortune faite,
Pour le juste et le vrai leur froideur est complète :
Ils sont placés, rentés, et rien plus ne leur chaut.

Par ma foi, je m’en veux ! mais j’ai des allégresses,
Lorsque je pense au jour, dût-il être un peu chaud,
Qui viendra fondre enfin ces glaces et ces graisses !

Q15 – T14 – banv

Quand je fus enterré, mort, je sentis la vie — 1869 (11)

Fernand Desnoyers

11
III

Quand je fus enterré, mort, je sentis la vie
Sourdre et bruir en moi comme un lointain essaim …
La chair se putréfie, et l’esprit reste sain;
Ma pensée était vive et cependant suivie.

Quelle stupidité nous fut un jour servie?
On disait qu’un poète est forcément un saint
Et ne peut même pas devenir assassin!
Ceux qui pensent cela n’ont jamais eu d’envie.

Ils ne connaissent pas non plus la passion
Qui rendrait courtisane une soeur de Sion.
J’observais le travail de la mort dans ma bière.

Je me sentis grouiller sur mon corps même en vers,
Heureux de me manger, de n’être plus matière,
Et c’est dans le cercueil que je vivais ces vers.

Q15 – T14

Le tréteau qu’un orchestre emphatique secoue — 1868 (19)

Coll.sonnets et eaux fortes

Verlaine

Le pitre

Le tréteau qu’un orchestre emphatique secoue
Grince sous les grands pieds du maigre baladin
Qui parade – non sans un visible dédain
Des badauds s’enrhumant devant lui dans la boue.

La courbe de ses reins et le fard de sa joue
Excellent. Il pérore et se tait tout soudain,
Reçoit des coups de pied au derrière, badin
Baise au cou sa commère énorme et fait la roue.

Il accueille à merveille et rend bien les soufflets;
Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets
Tournant jusqu’à l’abus valent que l’on s’arrête.

Mais ce qu’il sied vraiment d’exalter, c’est surtout
Cette perruque d’où se dresse, sur sa tête ,
Preste, une queue avec un papillon au bout.

Q15 – T14- banv – 

Par un ciel étoilé sur ce beau pont des Arts, — 1868 (17)

Coll.sonnets et eaux fortes

Sainte-Beuve

Le pont des Arts

Par un ciel étoilé sur ce beau pont des Arts,
Revenant tard et seul de la cité qui gronde,
J’ai mille fois rêvé que l’Eden en ce monde
Serait de mener là mon ange aux doux regards;

De fuir boue et passants, les cris, le vice épars,
De lui montrer le ciel, la lune éclairant l’onde,
Les constellations dans leur courbe profonde
Planant sur ce vain bruit des hommes et des chars.

J’ai rêvé lui donner un bouquet au passage;
A la rampe accoudé ne voir que son visage,
Ou l’asseoir sur ces bancs d’un mol éclat blanchis;

Et quand son âme est pleine et sa voix oppressée,
L’entendre désirer de gagner le logis,
Suspendant à mon bras sa marche un peu lassée.

Q15 – T14 – banv

Voyez, sous une nuit triste, qui fond en eau, — 1868 (16)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Louis-Xavier de Ricard

Théroigne de Méricourt

Voyez, sous une nuit triste, qui fond en eau,
L’assaut tumultueux des femmes en guenilles,
Sombre, hurlant des cris de faim, s’entasse aux grilles.
Tranquille, au loin, le parc est noir comme un  tombeau.

Etonnés de ce peuple, autrefois vil troupeau,
Et que les lourds canons aient quitté les bastilles,
Pour obéir aux mains qui tenaient les aiguilles,
Les gardes sont rangés devant le vieux château.

Et voici que, pareille à l’étoile sanglante
Que les flots de la mer sinistre et violente
Font jaillir dans le ciel orageux de la nuit,

Sur un cheval cabré, parmi la foule, éclate
Farouche, et brandissant un sabre nu, qui luit,
La belle Liégeoise, amazone écarlate!

Q15 – T14 – banv