Archives de catégorie : T14 – ccd ede

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, — 1868 (13)

coll sonnets et eaux-fortes

José Maria de Heredia

Les conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivre d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosporescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Q15 – T14 – banv

Dans le parc au noble dessin — 1868 (6)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Théodore de Banville


Promenade galante

Dans le parc au noble dessin
Où s’égarent les Cydalises
Parmi les fontaines surprises
Dans le marbre du clair bassin.

Iris, que suit un jeune essaim,
Philis, Eglé, nymphes éprises,
Avec leurs plumes indécises,
En manteau court, montrant leur sein,

Lycaste, Myrtil et Sylvandre
Vont, parmi la verdure tendre,
Vers les grands feuillages dormants.

Ils errent dans le matin blême,
Tous vêtus de satin, charmants
Et tristes comme l’Amour même.

Q15 – T14 – banv – octo

La sévère raison a mis un terme aux rêves: — 1868 (5)

Coll.Rimes et idées

Albert Castelnau

Auguste Comte

La sévère raison a mis un terme aux rêves:
Dans les bleus infinis pourquoi vous égarer?
– Sans chercher à savoir je puis considérer
Le flot de l’inconnu déferlant sur nos grèves.

– La cause insaisissable échappe à nos regards,
Poëte, portez-les sur l’horizon qui s’ouvre,
Sur la Réalité que le savoir découvre,
Du mystique passé dissipant les brouillards.

Par le Poids, la Chaleur, le Son et la Lumière,
Par le Pouvoir subtil qui jaillit du tonnerre,
Par la Vie émergeant après l’Affinité,

L’enchaînement des Lois à Comte se révèle,
Du Nombre présidant à la ronde éternelle
Des Astres dans l’éther, jusqu’à l’Humanité.

Q63 – T14

Je ne vois pas tes yeux, mais je vois ton sourire. — 1867 (4)

in Charles Monselet Le Triple almanach gourmand pour 1867-8

L’huitre

Je ne vois pas tes yeux, mais je vois ton sourire.
Tout ton être respire un grand air de bonté
A te sentir si fraîche en ta calme beauté,
Chavette ému tressaille et Monselet soupire.

Ta rondeur savoureuse aux poëtes inspire
Des rêves d’embonpoint et de satiété –
L’abbé hâte pour toi son benedicite.
On peut te manger crue, ou bien te faire frire.

La plupart des gourmets te gobent simplement;
Pour d’autres il vaut mieux te mâcher doucement,
Beaucoup à t’épicer ressentent de la joie.

Toute embaumée encor d’algue & de goémons ,
Paris te sollicite, et Cancale t’envoie
O toi qui fais aimer, ô toi que nous aimons.

Albert Mérat

Q15 – T14 – banv

Nature, rien de toi ne m’émeut, ni les champs — 1866 (30)

Le Parnasse contemporain

Angoisse

Nature, rien de toi ne m’émeut, ni les champs
Nourriciers, ni l’écho vermeil des pastorales
Siciliennes, ni les pompes aurorales
Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l’Art, je ris de l’Homme aussi, des chants,
Des vers, des temples grecs, et des tours en spirales
Qu’étirent dans le ciel vide les cathédrales,
Et je vois du même oeil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu. J’abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L’Amour, je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d’affreux naufrages appareille.

Paul Verlaine

Q15 – T14 – banv

La vie avance et fuit sans ralentir le pas; — 1866 (29)

Le Parnasse contemporain

Après la mort de Laure
Traduction de Pétrarque

La vie avance et fuit sans ralentir le pas;
Et la mort vient derrière à si grandes journées,
Que les heures de paix qui me furent données
Me paraissent un rêve et comme n’étant pas.

Je m’en vais mesurant d’un sévère compas
Mon sinistre avenir, et vois mes destinées
De tant de maux divers sans cesse environnées,
Que je veux me donner de moi-même au trépas.

Si mon malheureux coeur eut jadis quelque joie,
Triste, je m’en souviens; et puis, tremblante proie,
Devant, je vois la mer qui va me recevoir.

Je vois ma nef sans mâts, sans antenne et sans voiles,
Mon nocher fatigué, le ciel livide et noir,
Et les beaux yeux éteints qui me servaient d’étoiles.
Antoni Deschamps

Q15 – T14 – rvf (Pétrarque cclxii ‘La vita fugge e non s’arresta un’ora’)

Toutes, portant l’amphore, une main sur la hanche, — 1866 (27)

Le Parnasse contemporain

Les Danaïdes

Toutes, portant l’amphore, une main  sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agavé,
Esclaves d’un labeur sans cesse inachevé,
Courent d’un puits à l’urne où l’eau vaine s’épanche.

Hélas! le grès rugueux meurtrit l’épaule blanche,
Et le bras faible est las du fardeau soulevé:
 » Monstre, que nous avons jour et nuit abreuvé,
O gouffre, que nous veut ta soif que rien n’étanche?

Elles tombent, le vide épouvante leurs coeurs.
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses soeurs,
Chante et leur rend la force et la persévérance.

Tels sont l’oeuvre et le sort de nos illusions;
Elles tombent toujours, et la jeune espérance
Leur dit toujours:  » Mes soeurs, si nous recommencions! »

Sully-Prudhomme

Q15 – T14 – banv

Hors du coffret de laque aux clous d’argent, parmi — 1866 (23)

Le Parnasse contemporain

Le lys

Hors du coffret de laque aux clous d’argent, parmi
Les fleurs du tapis jaune aux nuances calmées,
Le lourd collier massif qu’agrafent deux camées
Ruisselle et se répand sur la table à demi.

Un oblique rayon l’atteint. L’or a frémi.
L’étincelle s’attache aux perles parsemées,
Et midi darde moins de flèches enflammées
Sur le dos somptueux d’un reptile endormi.

Cette splendeur rayonne et fait pâlir des bagues
Eparses où l’onyx a mis ses reflets vagues,
Et le froid diamant sa claire goutte d’eau.

Et comme dédaigneux du contraste et du groupe,
Plus loin, et sous la pourpre ombreuse du rideau,
Noble et pur, un grand lys se meurt dans une coupe.

François Coppée

Q15 – T14 – banv

Je sais que toute joie est une illusion, — 1866 (22)

Le Parnasse contemporain

Ennui

Je sais que toute joie est une illusion,
Il faut que tout se paie et que tout se compense,
Et je devrais bénir la dure providence
Que m’impose l’épreuve ou l’expiation.

Les stériles regrets, la menteuse espérance
N’atteignent pas la pure et calme région
Où le sage s’endort, libre de passion,
Dans la sereine paix de son intelligence,

Je le sais; mais je garde au coeur le souvenir
D’un rêve éblouissant, qui ne peut revenir
Ni dans ce monde-ci, ni dans l’autre: personne,

Ange, Démon ou Dieu, n’y peut rien; j’ai perdu
Un bonheur bien plus grand que ceux que le ciel donne,
Et ce bonheur jamais ne me sera rendu.
Louis Ménard

Q16 – T14

La reine Nicosis, portant des pierreries, — 1866 (19)

Le Parnasse contemporain

La Reine de Saba

La reine Nicosis, portant des pierreries,
A pour parure un calme et merveilleux concert
D’étoffes, ou l’éclair d’un flot d’astres se perd
Dans les lacs de lumière et les flammes fleuries.

Son vêtement tremblant chargé d’orfèvreries
Est fait d’un tissu rare et sur la pourpre ouvert,
Où l’or éblouissant, tour à tour rouge et vert,
Sert de fond méprisable aux riches broderies.

Elle a de lourds pendants d’oreilles, copiés
Sur les feux des soleils du ciel, et sur ses pieds
Mille escarboucles font pâlir le jour livide.

Et fière sous l’éclat vermeil de ses habits,
Sur les genoux du roi Salomon elle vide
Un vase de saphir d’où tombent des rubis.
Théodore de Banville

Q15 – T14 – banv