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Les écoliers joueurs dans le calme des classes — 1886 (18)

Georges Rodenbach La jeunesse blanche

L’idéal

Les écoliers joueurs dans le calme des classes
Pour voler les rayons du soleil émergeant
Enchâssent dans leurs doigts, comme un piège d’argent,
Des débris lumineux de miroirs et de glaces.

Et, comme d’une cage ouverte – ont voleté
Des rayons, oiseaux d’or, qui traversent les vitres,
Et partout sur les murs, les tableaux, les pupitres,
On les voit dépliant leurs ailes de clarté.

Idéal! O soleil d’au-delà les nuées
Vers qui nos formes d’art, vainement remuées,
Tendent avec orgueil leurs fragiles miroirs.

Dans des ciels reculés, il a trahi nos rêves,
Car nous n’en projetons que quelques lueurs brèves
Sur les murs de la vie immuablement noirs.

Q63 – T15

Ma Muse hypocondriaque mène (ô surprise) — 1886 (15)

Albert Aurier in Le Décadent

Le rire triste

Ma Muse hypocondriaque mène (ô surprise)
Depuis cette nuitée, un trains de patachons:
La folle tant traîna de bouchons en bouchons,
Tant but de bocks qu’Elle est immodérément grise;

Lâchant, à tout propos, maints verbes folichons,
Elle éclate et se tord, comme dans une crise
D’hystérie. Etiam submejit sa chemise,
Et se tortille ainsi qu’un grand tire-bouchons! …

Mais, tandis que, tenant son ventre des deux mains,
Elle se spiralise et va par les chemins,
Titubant dans son rire et dans sa griserie,

Je reste triste, car tout cela, je le sais,
Cache, au fond, les sanglots de vieux amours blessés:
La Gaîté de ma Muse est une hypocrisie?

Q16 – T15

« Décadence – dit-on – mensonge et fiction ». — 1886 (13)

Miguel Fernandez in Le Décadent

Dégénérescence

« Décadence – dit-on – mensonge et fiction ».
Erreur! Oui! tout décade et l’igneur prolifique
S’éteint dans l’énerveur d’un corps épileptique,
Comme un fruit arescent qui n’a plus d’embryon.

Contemnable dégoût de la parturition.
Boréales frigueurs d’un amour antarctique.
Bâtardes siccités d’un flanc anhélélique
Où périt le fœtus en germination.

Les modernes Phrynés ont des cœurs de banquise,
Un regard terne et froid comme un pavé d’église
Qui glace et réfrigère en sa blémeur de mort.

Les hommes allouvis d’une crainte érophobe
Semblent s’être entendus pour dépeupler le globe
Et le faire occomber au Néant dont il sort.

Q15 – T15

Nous avions fait une lieue — 1886 (9)

Germain Nouveau (ed. Pléiade)

Retour

Nous avions fait une lieue
L’œil en quête d’un sonnet;
Où le hasard nous menait
Nous errions dans la banlieue.

La matinée était bleue
Et sur nos têtes sonnait
La rime, oiseau qu’on prenait
D’un grain de sel sur la queue.

Tout à coup le ciel changea:
Il plut. Retournons – déjà! –
Et nous aperçûmes, l’âme

Attristée, au loin, Paris,
Et, grises sur le ciel gris,
Les deux tours de Notre-Dame!

Q15 – T15 – 7s

Au matin gris, – suivis de leurs noires voitures, – — 1886 (6)

Louis MarsolleauLes baisers perdus

Le sonnet des corbillards
à Aristide Bruant

Au matin gris, – suivis de leurs noires voitures, –
Les corbillards, qui sont férocement à jeun,
Sortent de leurs abris nocturnes, un à un,
Et s’en vont à travers Paris, cherchant pâtures.

Devant les tristes seuils où pleurent des tentures,
Ils absorbent les morts savoureux, puis, très lents,
Ils montent, escortés des parents ruisselants,
La côte qui conduit aux creuses sépultures.

Ils digèrent, pendant le trajet, lentement;
Leurs panaches ont comme un hoquet, par moment;
Puis leur déchargement s’écroule dans les tombes.

Alors, légers, au grand galop claquant leurs fouets,
Ils rentrent au logis, repus et satisfaits,
Filant sur les pavés comme un vol de colombes.

Q45 – T15 quatrains à rois rimes, mais ‘un’ et ‘ants’ sont à l’oreille, proches.

Je n’ai rimé que peu de sonnets en ma vie ; — 1885 (18)

Ernest Chabroux Chansons et sonnets

A la chanson

Je n’ai rimé que peu de sonnets en ma vie ;
Ce poème à la fois maussade et langoureux,
Fut toujours, à mes yeux, fort peu digne d’envie ;
Pourtant c’est le langage aimé des amoureux.

Or, l’aimable beauté dont mon âme est ravie,
Aimant à sa jouer quelquefois de mes feux,
Pour chanter ses attraits aujourdhui me convie
A faire celui-ci, tiré par les cheveux.

Apprenez-donc, Messieurs, que cette enchanteresse
A pour elle, d’abord, force, grâce, jeunesse,
Esprit intarissable et gaîté de pinson,

Qu’on admire partout sa verve et son sans-gêne,
Et qu’ici, chaque mois, elle commande en reine ;
«  Mais son nom ? » direz-vous … « Parbleu, c’est la chanson ! »

Q8  T15  s sur s

Pour ce gentil Sonnet que j’aime à la folie, 1885 (17)

Emile Maze Fleurs de mai

Pour le Sonnet
à Léonce Mazuyer

Pour ce gentil Sonnet que j’aime à la folie,
Et qu’en vos vers railleurs vous malmenez si bien,
Laissez-moi vous prier. Il nous vient d’Italie,
Et les Maîtres, partout, ont cherché son soutien :

Shakespeare l’adopta pour sa forme accomplie :
Rêvant du Paradis, Milton le fit chrétien ;
Pétrarque a soupiré sur sa corde amollie ;
Le Dante Allighieri l’aimait …. N’est-ce donc rien ?

N’est-ce rien que d’avoir de tels noms pour sa gloire ?
D’avoir eu son passé ? D’avoir eu son histoire ?
D’être le rythme heureux sur lequel ont chanté

Le Tasse et Camoëns et, parmi nous, Desporte
Et Baïf, du Bellay, Magny, – vaillante escorte
Dont le chef est Ronsard, Ronsard toujours vanté ?

Q8  T15  s sur s

Je rêve d’un sonnet, taillé dans le carrare, — 1885 (16)

Emile Maze Fleurs de mai

Sonnet parnassien

Je rêve d’un sonnet, taillé dans le carrare,
Qui surpasse en beauté la Vénus de Milo,
Et dont les flancs polis sous un galbe très rare
Cachent la moisson d’or qu’enferme le silo.

Je le rêve plus doux qu’un accord de cithare ;
Vibrant comme l’archer de la Milanollo ;
Rythmé comme la mer qui dort aux pieds du phare
Et chant dans la nuit son éternel solo.

Je le voudrais parfum, rayon, grâce, harmonie ;
Tel que l’art le plus pur de la belle Ionie
Ne fit rien de si grand, même en ses meilleurs jours.

Mais le marbre est trop dur où je taille la rime.
Douceur, grâce et beauté, tout s’en va sous la lime,
Et le Sonnet rêvé …. je le rêve toujours.

Q8  T15  s sur s Milanollo : cf. 1851,7

Finis les madrigaux à vos genoux, mignonne, — 1885 (15)

Edouard Dubus in Le scapin

A cœur perdu, VI

Finis les madrigaux à vos genoux, mignonne,
Dans l’océan d’oubli votre amour a sombré ;
Moi je vous veux quand même et vous possèderai
Sans qu’un éclair hautain sous vos longs cils rayonne.

Au temps où vous serez un cadavre marbré
Qu’une bataillon de vers de morsures sillonne,
Un corps décomposé qui craque et qui bouillonne
Entre les ais disjoints d’un cercueil éventré.

Des plantes germeront dans votre pourriture ;
Leurs racines viendront y puiser la pâture
Pour leurs parfums subtils et leurs fraîches couleurs.

Et quand vos chairs seront des roses au teint pâle,
Des pervenches, des lys aux doux reflets d’opale,
Vous serez tout à moi ressuscitée en fleurs !

Q16  T15

Je ne vous cache pas que je suis amoureux — 1885 (11)

Victor HugoToute la LyreRoman en trois sonnets

II

Je ne vous cache pas que je suis amoureux.
Je ne vous cache pas que vous êtes charmante,
Soit; mais vous comprenez que ce qui me tourmente,
C’est, ayant le coeur plein, d’avoir le gousset creux.

On fuit le pauvre ainsi qu’on fuyait le lépreux;
Pour Tircis sans un sou Philis est peu clémente,
Et l’amant dédoré n’éblouit point l’amante;
Il sied d’être Rothschild avant d’être Saint-Preux.

N’importe, je m’obstine; et j’ai l’audace étrange
D’être pauvre et d’aimer, et je vous veux, bel ange;
Car l’ange n’est complet que lorsqu’il est déchu;

Et je vous offre, Eglé, giletière étonnée,
Tout ce qu’une âme, hélas, vers l’infini tournée,
Mêle de rêverie aux rondeurs d’un fichu.

Q15 – T15