Archives de catégorie : carn

Q8 – T15

Quand le luxe hautain des carafes frappées — 1889 (9)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Six heures et demie

Quand le luxe hautain des carafes frappées
Constelle le faubourg et les grands boulevards
Oubliant les Ohnets et les François Coppées,
Je vais m’asseoir parmi les estomacs buvards

Qui ruminent de Scholl les grandes épopées.
Mon Troisfrançois emmi les nobles bolivars
S’aperçoit, au travers des voitures stoppées
Sous le regard éteint des collignons bavards …

Je compte sur mes doigts les trésors de ma bourse,
Tandis qu’au ciel déjà s’apprête la Grande Ourse
Et que, très lentement, mon cigare s’éteint …

Mon coeur se rafraîchit d’un souffle d’azalées,
Et je crois voir passer dans le Quartier Latin
Les lapis-lazuli des sources en allées.

Q8 – T15

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi, — 1889 (8)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Manufacture de sonnets
…. Actuellement la Manufacture Nationale de Sonnets n’occupe pas moins de 1200 personnes, – hommes et femmes – répandus dans cent ateliers, à la tête de chacun desquels se trouve un contremaître.
L’atelier des Rimes, qui est le plus considérable de tous, est composé d’employés subalternes dont l’unique occupation consiste à trier les rimes et à les distribuer dans des cahiers assez semblables aux casses des typographes.
….
Après avoir minutieusement inspecté l’atelier des Rimes, nous pénétrons dans une salle basse où quelques individus assez sordides jouent aux cartes en fumant leur pipe et en absorbant des boissons variées.
Ce sont les poètes de la Lune. Ils ne travaillent que le soir; ils opèrent au 7ème, dans un local à claire-voie qui leur permet de contempler le ciel à leur aise. Ces ouvriers, paraît-il, se font parfois jusqu’à 18 ou 20 francs par jour, le sonnet à la lune étant très demandé actuellement dans l’Amérique du Sud, où il avait été totalement ignoré jusqu’à ce jour. Le Guatéméla, à lui seul, en consomme plus de 10000 par mois.
Les sonnets printaniers, qui font fureur en Russie, se composent dans une serre; chaque ouvrier est étendu sur un banc de mousse et des jeunes filles inspiratrices, en toilettes tendres, lui servent de modèle. Le sonnet printanier est habituellement confié aux débutants; il s’appelle sonnet gnan-gnan, dans l’argot du métier.
Nous pénétrons ensuite dans un grand atelier absolument nu. Ici, chaque ouvrier est isolé par un paravent. C’est la salle des sonnets du coeur, lesquels sont très recherchés, nous assure-t-on, de certains collectionneurs. – Chacun de ces sonnets doit commencer par « mon coeur« . Exemple: – Mon coeur est un cerceau crevé par les clownesses – Mon coeur est le valet de coeur de ton désir – Mon coeur est l’hôpital de mes rêves fanés – Mon coeur est le trottoir de vos petits pieds blancs – Etc.
La plupart des ouvriers de cet atelier sont myopes. Ils portent les cheveux très longs; quelques-uns même ont des cravates en dentelle.
Nous passons aussitôt dans le Hall des sonnets sur commande. Il est occupé par des ouvriers extrêmement habiles qui confectionnent en moins de cinq minutes des sonnets sur n’importe quel sujet: sonnets pour toast, sonnets pour fêtes, pour anniversaires ou mariages; sonnets pour dîners d’anciens élèves, pour repas de corps, noces d’argent, fêtes nationales, etc. ; quelques virtuoses arrivent même à composer deux ou trois sonnets à la fois. C’est le comble de l’art. Le contremaître nous montre un sonnet destiné à un riche industriel. Il commence ainsi:
Salut à vous, ô vétéran de la bretelle!
Il doit être livré à sept heures précises et remis clandestinement au petit pâtissier qui apportera le vol-au-vent. D’autres seront expédiés directement à dix heures, dix heures et demie et onze heures. On ne livre plus passé minuit.
Plus loin, s’aperçoit l’équipe des sonnets impromptus pour bals, soirées, cabinets particuliers, champs de courses, squares et promenades en voiture … ces sonnets sont vendus depuis cinq francs jusqu’à deux louis pièce, avec la manière de les apprendre par coeur, et les variantes pour les différentes couleurs de chevaux.
L’atelier des sonnets de passion et des sonnets orientaux est plein de femmes ornées et légèrement voilées, dans des poses absolument lascives. Ces femmmes sont séparées des ouvriers par un grand mur de cristal, sans lequel la morale ne saurait être sauvegardée.
Il serait trop long de décrire ici la salle des sonnets décadents, des sonnets rustiques, des sonnets de famille, des sonnets romantiques, des sonnets de Lesbos, et autres.
Les employés attachés à ces différentes spécialités sont soumis à l’amende de 5 francs par hiatus, comme les autres. Ils ont leur dimanche, plus vingt-quatre heures par mois, et un congé de huit jours tous les ans, à l’occasion de la Fête d’Arvers.
Nous traversons très rapidement l’Ecole des Pupilles d’Apollon, qui sont, en quelque sorte, les enfants de troupe de la Poésie, et nous sortons émerveillés.
Je crois que mes lectrices me sauront grè de leur offrir ici même quelques échantillons des produits de cette étonnante manufacture. Le premier appartient à la série des sonnets rustiques, le second fait partie des sonnets d’absinthe.  »

Vesprée d’août

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi,
Fuit le ruisseau jaseur que fréquente l’ablette,
J’aime inscrire des mots commençant par des j
Sur l’ivoire bénin de mes humbles tablettes.

Parfois je vais errer sur le vieux tertre où gît
Le souvenir dolent des pauvres poires blettes,
Et puis je m’en reviens, tranquille, en mon logis
Où mon petit-neveu tardivement goblette.

Alors, si le dîner n’est pas encore cuit,
Je décroche un fusil et je mange un biscuit
Avec mon perroquet sur le pas de ma porte;

Je laisse au lendemain son air mystérieux,
Et mon esprit flâneur suit à travers les cieux
Le rêve qui troubla l’âme du vieux cloporte.

Q8 – T15

Si mon âme claire s’éteint — 1888 (15)

Charles CrosLe Collier de griffes

Testament

Si mon âme claire s’éteint
Comme une lampe sans pétrole,
Si mon esprit, en haut, déteint
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin,
Entier, sans tache, sans vérole,
Si le bégaiement bête atteint
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C’est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis
Personne. Car un paradis
Matinal, s’ouvre et me fait taire.

Q8 – T15 – octo  – L’ed. Pléiade affirme bizarrement que le vers 7 est un heptasyllabe (ce qui est faux) et suggère de compter ‘bégaiement’ pour 4 positions, ce qui est bête. Mais c’est le vers 4 qui n’a que 7 syllabes.

Pour un civet, il faut un lièvre: — 1887 (6)

Le Chat Noir,

Armand Masson

Bouchée à la reine

Pour un civet, il faut un lièvre:
Il faut une idée au sonnet.
Prenez-là délicate et mièvre,
Un déjeuner de sansonnet.

Dans une coupe de vieux Sèvre
Faites-là fondre un tantinet
Avec ces mots doux à la lèvre
Où Benserade butinait.

Saupoudrez de rimes parfaites,
Poivre, piments, cannelle, et faites
Un trait précieux pour la fin:

Vous aurez une chose exquise,
Un plat de petite marquise,
– Bon pour les gens qui n’ont pas faim.

Q8 – T15 – octo  – s sur s

On peut interroger l’histoire, — 1886 (20)

Evariste Carrance in  Littérature Contemporaine, 36

Le siècle de Victor Hugo
Proclamons-le hautement, proclamons dans la chute et dans la défaite, ce siècle est le plus grand des siècles – V.H.

On peut interroger l’histoire,
Aucun siècle n’a projeté
Plus de grandeur et plus de gloire,
Plus de justice et de clarté!

Il grave au temple de mémoire
La sainte et pure égalité;
Il commence dans la victoire,
Et finit dans la liberté!

Ce siècle à la marque profonde
Inscrit sur la carte du monde
Ses merveilles et ses grandeurs;

A travers ses rudes tempêtes
Il a fait jaillir des poètes,
Comme de nouveaux rédempteurs!

Q8 – T15 – octo

Mais leurs ventres éclats de la nuit des Tonnerres! — 1886 (17)

Le Scapin

René Ghil

Sonnet

Mais leurs ventres éclats de la nuit des Tonnerres!
Désuétude d’un grand heurt de primes cieux
Une aurore perdant le sens des chants hymnaires
Attire en souriant la vanité des Yeux.

Ah! l’éparre profond d’ors extraordinaires
S’est apaisé léger en ondoiements soyeux
Et ton vain charme humain dit que tu dégénères!
Antiquité du sein où s’épure le mieux.

Et par le Voile aux plis trop onduleux ces Femmes
Amoureuses du seul semblant d’épithalames
Vont irradier loin d’un soleil tentateur:

Pour n’avoir pas songé vers de hauts soirs de glaives
Que de leur flanc pouvait naître le Rédempteur
Qui doit sortir des Temps inconnus de nos Rêves.

Q8 – T14

Je n’ai rimé que peu de sonnets en ma vie ; — 1885 (18)

Ernest Chabroux Chansons et sonnets

A la chanson

Je n’ai rimé que peu de sonnets en ma vie ;
Ce poème à la fois maussade et langoureux,
Fut toujours, à mes yeux, fort peu digne d’envie ;
Pourtant c’est le langage aimé des amoureux.

Or, l’aimable beauté dont mon âme est ravie,
Aimant à sa jouer quelquefois de mes feux,
Pour chanter ses attraits aujourdhui me convie
A faire celui-ci, tiré par les cheveux.

Apprenez-donc, Messieurs, que cette enchanteresse
A pour elle, d’abord, force, grâce, jeunesse,
Esprit intarissable et gaîté de pinson,

Qu’on admire partout sa verve et son sans-gêne,
Et qu’ici, chaque mois, elle commande en reine ;
«  Mais son nom ? » direz-vous … « Parbleu, c’est la chanson ! »

Q8  T15  s sur s

Pour ce gentil Sonnet que j’aime à la folie, 1885 (17)

Emile Maze Fleurs de mai

Pour le Sonnet
à Léonce Mazuyer

Pour ce gentil Sonnet que j’aime à la folie,
Et qu’en vos vers railleurs vous malmenez si bien,
Laissez-moi vous prier. Il nous vient d’Italie,
Et les Maîtres, partout, ont cherché son soutien :

Shakespeare l’adopta pour sa forme accomplie :
Rêvant du Paradis, Milton le fit chrétien ;
Pétrarque a soupiré sur sa corde amollie ;
Le Dante Allighieri l’aimait …. N’est-ce donc rien ?

N’est-ce rien que d’avoir de tels noms pour sa gloire ?
D’avoir eu son passé ? D’avoir eu son histoire ?
D’être le rythme heureux sur lequel ont chanté

Le Tasse et Camoëns et, parmi nous, Desporte
Et Baïf, du Bellay, Magny, – vaillante escorte
Dont le chef est Ronsard, Ronsard toujours vanté ?

Q8  T15  s sur s

Je rêve d’un sonnet, taillé dans le carrare, — 1885 (16)

Emile Maze Fleurs de mai

Sonnet parnassien

Je rêve d’un sonnet, taillé dans le carrare,
Qui surpasse en beauté la Vénus de Milo,
Et dont les flancs polis sous un galbe très rare
Cachent la moisson d’or qu’enferme le silo.

Je le rêve plus doux qu’un accord de cithare ;
Vibrant comme l’archer de la Milanollo ;
Rythmé comme la mer qui dort aux pieds du phare
Et chant dans la nuit son éternel solo.

Je le voudrais parfum, rayon, grâce, harmonie ;
Tel que l’art le plus pur de la belle Ionie
Ne fit rien de si grand, même en ses meilleurs jours.

Mais le marbre est trop dur où je taille la rime.
Douceur, grâce et beauté, tout s’en va sous la lime,
Et le Sonnet rêvé …. je le rêve toujours.

Q8  T15  s sur s Milanollo : cf. 1851,7

Trois fois chaste Ninon que j’aime – ma maîtresse, — 1883 (28)

? in Tintamarre (mars )

Sonnet circulaire

à la façon de Privé, mon ami – l’auteur a dédié, voilà quelque temps, à cette même place, des vers « à une catin ». Il dédie ceux-ci – à une femme

Trois fois chaste Ninon que j’aime – ma maîtresse,
Et ma mère, et ma sœur, – trois fois pure beauté
Sur laquelle je lève, aux heures de détresse,
Mes yeux où les orgueils de l’art ont éclaté ;

Ma muse – car vous seule êtes assez traîtresse
Pour m’inspirer encor, par votre honnêteté,
Les sublimes ardeurs d’une foi vengeresse
Sifflant ses rimes d’or au monde épouvanté !

Vous que, tout bas, je nomme et que nul ne devine,
Vous dont je sens pour moi l’influence divine
Soulever le rideau des horizons vermeils ;

Avez-vous lu ces vers « immoraux et stupides »
Qui, sous ma signature, en cadences limpides,
Ont secoué l’Ignoble en ses sales sommeils ?

Or donc, ils secouaient l’ignoble en ses sommeils.
Et, si tu les a lus, avec tes yeux limpides,
Tu les as dû trouver moraux – et non stupides.

La fange fait aimer les coeux clairs et vermeil !
N’est-ce pas dans les nuits intenses quon devine
Les douloureux besoins de lumière divine ?

Certes, plus d’un bourgeois en fut épouvanté,
De ces vers, où sifflait ma haine vengeresse,
Où riait aux éclats ma fauve honnêteté
Foulant sous ses pieds nus l’hétaïre traîtresse !

Et tant mieux ! – moi, je sais, lorsqu’ils ont éclaté,
Combien pénible était ma profonde détresse,
Et combien ils faisent ressortir ta beauté,
Et quel hommage ils sont pour vous – ô ma maîtresse !

Q8 – T15 – s+s.rev