Archives de catégorie : formules principales

Tout dort. Les ponts avec le gaz de leurs lanternes — 1876 (12)

coll. Le Parnasse Contemporain, III

Gabriel Marc

Paysage nocturne

Tout dort. Les ponts avec le gaz de leurs lanternes
Se reflètent dans l’eau profonde. Entre les quais
Voguent péniblement des bateaux remorqués,
Et voici l’Hôtel-Dieu que flanquent des casernes.

Voyez, se découpant sur les nuages ternes,
Un vague entassement d’édifices tronqués,
De vieux donjons pareils à des géants masqués,
D’ogives, de créneaux, de grilles, de poternes.

C’est l’antique Palais de Justice, décor
Noir, la Tour de l’Horloge & la flèche aux fleurs d’or
De la Sainte-Chapelle; & cette ombre qui perce

L’ombre nocturne, c’est, ô cruelle Thémis!
Le dôme du nouveau Tribunal de Commerce,
Champignon monstrueux qui flâne entre deux lis.

Q15 – T14 – banv

Malheur aux pauvres ! C’est l’argent qui rend heureux. — 1876 (9)

Jean Richepin La chanson des gueux

Sonnet consolant

Malheur aux pauvres ! C’est l’argent qui rend heureux.
Les riches ont la force, et la gloire et la joie.
Sur leur nez orgueilleux c’est leur or qui rougeoie,
L’or mettrait du soleil même au front d’un lépreux.

Ils ont tout : les bons plats ; les vieux vins généreux,
Les bijoux, les chevaux, le luxe qui flamboie,
Et les belle putains aux cuirasses de soie
Dont les seins provocants ne sont nus que pour eux.

Bah ! les pauvres, malgré la misère sans trêves,
Ont aussi leurs trésors : les chansons et les rêves.
Ce peu-là leur suffit pour rire quelquefois.

J’en sais qui sont heureux, et qui n’ont pour fortune
Que ces louis d’un jour nommé les fleurs des bois
Et cet écu rogné qu’on appelle la lune.

Q15  T14 – banv

Pourtant, quand on est las de se crever les yeux, — 1876 (8)

Jean Richepin La chanson des gueux

Sonnet ivre

Pourtant, quand on est las de se crever les yeux,
De se creuser le front, de se fouiller le ventre,
Sans trouver de raison à rien, lorsque l’on rentre
Fourbu d’avoir plané dans le vide des cieux,

Il faut bien oublier les désirs anxieux,
Les espoirs avortés, et dormir dans son antre
Comme une bête, ou boire à plus soif comme un chantre,
Sans penser: soûlons-nous, buveurs silencieux.

Oh! les doux opiums, l’abrutissante extase!
Bitter, grenat brûlé, vermouth, claire topaze,
Absinthe, lait troublé d’émeraude. Versez!

Versez, ne cherchons plus les effets ni les causes!
Les gueules du couchant dans nos coeurs terrassés
Vomissent de l’absinthe entre leurs lèvres roses.

Q15 – T14 – banv

La neige est drôle. Vlan! un bouchon blanc vous entre — 1876 (7)

Jean Richepin La chanson des gueux

La neige est drôle

La neige est drôle. Vlan! un bouchon blanc vous entre
Dans l’oeil. En même temps, sur votre nez carmin
S’aplatit un flocon large comme une main.
Quelle gifle! l’hiver tout entier s’y concentre.

Paf! l’un est sur le dos. Pouf! l’autre est sur le ventre!
Carambolage, bon! le passant inhumain,
Tout près d’en faire autant, s’esclaffe, et le gamin
Vous blague en criant : » pile ou face pour le pantre! »

On se fâcherait bien. Mais quoi? soi-même on rit.
Car tout est si bouffon! la neige a de l’esprit
Et rend cocasse les objets qu’elle déforme.

Les chevaux d’omnibus ont l’hermine au garrot;
Le Panthéon prend l’air d’un casque à mèche énorme,
Et dans chaque statue apparaît un Pierrot.

Q15 – T14 – banv

J’ai fait chibis. J’avais la frousse — 1876 (6)

Jean Richepin La chanson des gueux

Autre sonnet bigorne – Argot moderne

J’ai fait chibis. J’avais la frousse
Des préfectanciers de Pantin.
A Pantin, mince de potin!
On y connaît ma gargarousse,

Ma fiole, mon pif qui retrousse,
Mes calots de mec au gratin.
Après mon dernier barbotin
J’ai flasqué du poivre à la rousse.

Elle ira de turne en garno,
De Ménilmuche à Montparno,
Sans pouvoir remoucher mon gniasse.

Je me camoufle en pélican –
J’ai du  pellard à la tignasse.
Vive la lampagne du cam!

Q15 – T14  – banv – octo

(trad. A ch)

AUTRE SONNET ARGOTIQUE – Argot moderne.

Je me suis évadé. J’avais peur
Des agents de police de Pantin.
A Pantin, attends un peu, le tapage !
On y connaît mon gosier,

Ma gueule, mon nez retroussé,
Mes yeux de souteneur au travail.
Après mon dernier vol,
J’ai fui la police.

Elle ira de logis en garni,
De Ménilmontant à Montparnasse,
Sans pouvoir me voir en face.

Je me camoufle en paysan –
J’ai du foin dans les cheveux.
Vive la campagne !

Je me suis aidé du glossaire annexé par l’auteur à l’édition illustrée et tardive que j’ai sous la main (Modern’Bibliothèque, s. d..) un seul mot manque : gratin (et cabri, et camoufle, qui sont du français non argotique) Dans le 2, je prend gratin dans le sens de travail (et non de beau monde). »

Luysard estampillait six plombes. — 1876 (5)

Jean Richepin La chanson des gueux

Sonnet bigorne – Argot classique

Luysard estampillait six plombes.
Mezigo roulait le trimard,
Et jusqu’au fond du coquemart
Le dardant riffaudait ses plombes.

Lubre, il bonissait aux palombes:
« Vous grubiez comme un guichemard, »
Puis au sabri: « Birbe camard,
Comme un ord champignon tu plombes ».

Alors aboula du sabri,
Moure au brisant comme un cabri,
Une fignole gosseline,

Et mezig parmi le grenu
Ayant rivanché la frâline,
Dit « Volants, vous goualez chenu ».

Q15 – T14 – banv –  octo

trad (par l’auteur)

Le soleil marquait six heures,
Je marchais sur la grand’route,
Et jusqu’au fond de la marmite
L’amour brûlait mes reins.

Triste, je disais aux pigeons:
 » Vous grognez comme un guichetier »
Puis aux bois: « vieux sans nez,
Comme un sale champignon tu pues »

Alors arriva dans le bois
Une gentille fillette.
Je couchai avec la compagnonne,

Et dis: « foin, dans mon lit
Tu parfumes ma chevelure de hère;
O pigeons, vous chantez très bien. »

trad. Alain Chevrier)
SONNET ARGOTIQUE – Argot classique

Le soleil marquait six heures,
Je marchais sur la grand’route,
Et jusqu’au fond du chaudron
L’amour me brûlait les reins.

Triste, je disais aux palombes,
« Vous grognez comme un guichetier »
Puis au bois : « Vieux camard,
Tu pues comme un champignon pourri. »

Alors s’en vint du bois
Minois au vent comme un cabri,
Une gentille gamine,

Et moi, parmi les blés,
Ayant couché avec la camarade,
Je dis : « Oiseaux, comme vous chantez bien ! »

L’Académie en deux parts se divise: — 1876 (4)

Emile NégrinLes trente-six sonnets du poète aveugle

L’Académie française
a.x.b+y.x.z= A

L’Académie en deux parts se divise:
L’une où du monde est connu chaque nom,
Et qui, malgré sa gloire, n’est admise
Dans le grand corps qu’après réflexion.

L’autre où se voient des princes de l’Eglise,
Entremêlés de princes de salon,
Fort peu connus, et sans réfléchir mise
Au premier rang grâces à son blason.

Or le public justicier, pour ces princes,
Dont les travaux passagers sont si minces,
Fait du fauteuil un simple tabouret;

Tandis qu’ailleurs, pour ces hommes de lettres
Que leurs travaux immortels rendent maîtres,
Il en fait un trône doré.

Q8 – T15 – 2m (octo: v.14) – (18 sonnets sont en provençal-nissard)  » En principe les quatorze vers du sonnet comptent le même nombre de syllabes. Un vers plus court à la fin du deuxième tercet constitue une licence, mais elle est permise parce qu’elle produit une cadence agréable à l’oreille.
Depuis quelque temps, les sonnets sont revenus à la mode; seulement beaucoup de personnes semblent en avoir oublié les règles fondamentales.
Le sonnet doit être la peinture concise, complète, élégante d’une idée unique ou d’un fait ‘isolé’, et se terminer par une ‘chute’, comme on disait à l’époque de Des Barreaux. Voilà pour le fond.
Les deux séries de rimes semblables des deux quatrains doivent être régulièrement accouplées, deux à deux, ou régulièrement alternées deux à deux. Les trois couples de rimes des deux tercets doivent être arrangés de manière que le troisième vers soit en parallèle avec le sixième.
Voilà pour la forme.Hors de ces règles de sens et de structure, pas de sonnet.
J’ajouterai comme corollaires les trois observations suivantes: On ne peut alterner les rimes du premier tercet, parce que cette disposition au-dessous du quatrain entraîne quatre rimes différentes à la file l’une de l’autre, ce qui est contraire à la prosodie.
Terminer le deuxième tercet par deux rimes accouplées est également irrégulier, parce que cet arrangement pèche contre l’harmonie, en supprimant, pour ainsi dire, la note finale du chant.
Quelques auteurs délaient un récit en deux ou trois sonnets consécutifs, cela répugne à la logique. Autant vaudrait couper en morceaux un tableautin de Meissonnier.  » Il admet donc seulement  les combinaisons Q8-T15 et Q15-T15. La critique des dispositions qui ne font pas rimer les vers 9 et 10 procède d’une ancestrale tendance de la prosodie en langue française : retarder le moins possible l’écho d’une rime. Enfin, il n’admet que les sonnets qui constituent à eux seuls un poème. »

Mon esprit, sérieux et fils de la Réforme — 1876 (1)

Auguste CreisselsLes Tendresses Viriles – Sonnets –

Le Sonnet

Mon esprit, sérieux et fils de la Réforme
Aime, en vrai huguenot, le Sonnet dédaigné;
Car son double quatrain, droit, sévère, aligné,
Accepte pour son bien la rigueur de la forme.

Soumis aux mêmes lois, le tercet uniforme
Reste grave et solide au poste désigné;
On dirait des soldats d’Agrippa d’Aubigné
Maintenus au cordeau par Philibert Delorme.

Si des quatorze vers un seul quittait le rang,
L’esprit des francs-routiers, sur l’heure y pénétrant,
Ferait de ces héros des coureurs d’aventure;

La force du Sonnet exige un mouvement,
Discipliné, conduit comme un vieux régiment,
Sur un plan rigoureux de haute architecture.

Q15 – T15 – s sur s

Pourquoi dans un sonnet étrangler sa pensée ? — 1875 (10)

Eugène Roulleaux in Revue … de l’Ain

Sonnet sur le sonnet

Pourquoi dans un sonnet étrangler sa pensée ?
Si, pour quelque chef-d’œuvre, un beau cadre me plaît,
Je n’étreindrai jamais, sur l’étroit chevalet,
Comme un vil criminel, ma muse embarrassée.

Ce qu’il faut, une fois la rime égalisée,
Comme des ailes d’aigle – ou bien de roitelet,
Ce n’est pas qu’elle courbe, obséquieux valet,
Devant un fouet brutal sa grâce cadencée.

Son destin est le vol, libre, capricieux.
Qu’elle rase les eaux ! qu’elle aille au fond des cieux !
Qu’elle brise tout frein ! L’espace est son domaine.

L’univers est à toi ! Songe que c’est meilleur
Qu’un sonnet – vrai carcan – Poésie, ô ma reine,
Et ne va pas ramper aux pieds d’un rimailleur.

Q15  T14 – banv –  s sur s

Sur l’étang bleu que vient rider le vent des soirs — 1875 (4)

Claudius PopelinUn livre de sonnets

Au clair de la lune

Sur l’étang bleu que vient rider le vent des soirs
Séléné penche, avec amour, sa face blonde,
Et sa clarté, qui se reflète au ras de l’onde,
Met un point d’or au front mouvant des roseaux noirs.

Déjà la flore a refermé ses encensoirs ,
L’oiseau se tait et le sommeil étreint le monde:
Ecoute bien tu n’entendras rien à la ronde
Que palpiter mon coeur gonflé d’ardent espoir.

Dans une main je tiens ta main mignonne et blanche,
Mon bras te ceint, mon autre bras est sur ta hanche,
Je sens ton corps, ton corps charmant, tout contre moi.

Ta lèvre s’ouvre, un mot divin sur elle expire,
Mais ton regard qui laisse voir ton doux émoi,
Avant ta lèvre à mon regard a su le dire.

Q15 – T14 – banv  – Les vers sont des trimètres (4+4+4), plus ou moins à double césure. Je ne connais pas d’exemple autre de ce traitement du vers de douze syllabes en trois morceaux, comme règle valable pour la totalité d’un poème (ce que ne fait jamais, il me semble, Hugo)

(a.ch) « et ce ne sont pas seulement des trimètres hugoliens, ils comportent des vers qui ne peuvent pas, comme ceux-ci, se césurer secondairement à l’hémistiche : passons sur « qui se / reflète », mais impossible pour « se re / fermer », « mon autr / e bras », « qui laiss/ e voir ». La contrainte qui l’emporte est bien 4 / 4 / 4….Je ne connais pas non plus de poème en vers exclusivement 4 / 4 / 4. Cette composition m’évoque une potiche en cloisonné. «