Archives de catégorie : formules principales

L’ombre tombait, du soir régnait l’heure indécise, — 1846 (9)

Louis Chefdeville Les solitudes

La cloche

L’ombre tombait, du soir régnait l’heure indécise,
Triste, j’étais assis aux bords qui me sont chers.
La mer battait la grève, et l’aile de la brise
Passait en gémissant sur les sables déserts.

Argentant le galet, l’algue et la roche grise,
A mes pieds lentement expiraient les flots clairs.
Je révais. Tout à coup la cloche d’une église,
Comme un écho lointain retentit dans les airs.

Et je frémis lors, une ivresse inconnue,
Au bruit des saints accords, remplit mon âme émue,
Et longtemps j’écoutai la voix qui tour à tour

Disait – tantôt sonore et tantôt faible et vague ,
– Sur la plaine aux bergers, aux pêcheurs sur la vague :
– Rendez grâce au Seigneur : Voici la fin du jour.

Q8  T15

O lecteur ! tu n’es pas sans avoir fait ce rêve : — 1846 (8)

Alphonse Esquiros Les vierges martyres

Le puits

O lecteur ! tu n’es pas sans avoir fait ce rêve :
Le long d’un escalier je suivais mon chemin ;
Sans balustre de fer pour appuyer ma main,
Je descendais à l’heure où la lune se lève.

Le voyage était long, sans soleil et sans trève ;
C’était toujours hier, c’était toujours demain :
Près de moi j’entendais marcher le genre humain
Comme un troupeau sans maître et perdu sur la grève.

Je disais à mon ame : Allons-nous en enfer ?
Ma lampe s’éteignait comme n’ayant plus d’air ;
Tout était à l’entour d’un gris couleur de cendre.

La science est ce puits éternel et profond ;
Et, depuis six mille ans que l’on sue à descendre,
Nul encor ne peut dire en avoir vu le fond.

Q15  T14 – banv

L’allée en longs détours sous la feuille qui tremble — 1846 (7)

Paul Mantz in L’Artiste


Poésie

L’allée en longs détours sous la feuille qui tremble
S’égare. – je descends ses méandres ombreux,
Et, pendant que j’ébauche un sonnet amoureux,
Une mère et son fils, devant moi, vont ensemble.

La mère est jeune et belle, et son fils lui ressemble;
Ils sont blonds l’un et l’autre et l’un par l’autre heureux ;
Je crois les voir s’aimer et se sourire entre eux
Comme deux frais pastels qu‘un seul cadre rassemble.

Retenus tout le jour dans l’austère maison,
Oiseaux à l’aile vive, ils quittent leur prison
Quand les loisirs du soir à leurs ennuis font trève ;

Ils prennent un sentier dans le bois, et souvent
Jusques à la nuit close ils s’en vont poursuivant
L’enfant ses papillons et la mère son rêve.

Q15  T15

Vos cheveux sont-ils blonds, vos prunelles humides? — 1846 (5)

Baudelaire in L’Artiste

Sur l’album d’une dame inconnue

Vos cheveux sont-ils blonds, vos prunelles humides?
Avez-vous de beaux yeux à ravir l’univers?
Sont-ils doux ou cruels? Sont-ils fiers ou timides?
Méritez-vous enfin qu’on vous fasse des vers?

Drapez-vous galamment vos châles en chlamydes?
Portez-vous un blason de gueules et de vairs?
Savez-vous le secret des lointaines Armides?
Ou bien soupirez-vous sous les ombrages verts?

Si votre corps poli se tord comme un jeune arbre,
Et si le lourd damas, sur votre sein de marbre,
Comme un fleuve en courroux déborde en flots mouvants,

Si toute vos beautés valent qu’on s’inquiète,
Ne laissez plus courir mon rêve à tous les vents:
Belle, venez poser devant votre poête!

Q8 – T14

Le soir, quand je m’assieds près d’elle à la fenêtre, — 1845 (11)

Charles Bethuys Phases du cœur

Discrétion

Le soir, quand je m’assieds près d’elle à la fenêtre,
Effleurant ses genoux de mes genoux tremblans,
De peur des yeux furtifs qui veulent trop connaître,
Je cache mon amour sous quelques faux-semblans.

J’étouffe mes soupirs, toujours prompts à renaître,
Et j’abjure à ses pieds mes rêves accablans :
Elle sourit, et moi que le trouble pénètre
J’ai l’air de regarder la nue aux flocons blancs.

Puis, pour me dérober à ma pose distraite,
Je lis tout haut des vers, et ma bouche discrète
Choisis ceux où l’amour ne se reflète pas.

Le cercle, en m’écoutant, se trompe à l’apparence
Et ne trouve à ma voix que de l’indifférence
Car il ne saisit point ce que je dis tout bas.

Q8  T15

L’hiver, quand l’ouragan se déchaîne avec rage — 1845 (10)

J. Lacou Amours, regrets et souvenirs

Sonnet

L’hiver, quand l’ouragan se déchaîne avec rage
Et attriste la terre, que j’aime, dans la nuit,
A m’éveiller surpris, et entendre le bruit
Que font les éléments, surtout j’aime l’orage

Et la pluie qui tombe et bat avec tapage
Les grands vitraux carrés qui font face à mon lit,
Oh ! j’aime à voir aussi l’éclair qui soudain luit
Et un serpent de feu qui sillonne un nuage ;

Car c’est dans ces moments de terreur et d’effroi
Que le lâche et l’impie ont le cœur en émoi,
Reconnaissant un Dieu et craignant sa colère.

Celui qui fut la veille blasphémateur, méchant,
A la voix du tonnerre devient pâle et tremblant,
Et fait avec ferveur longtemps une prière.

Q15  T15  versification très incorrecte : hiatus : v2, 3, 8,11 – césure épique : v2,12,13 – ‘e’muet non élidé intérieur à un mot : v5 (pluie)

Dans ce vaste tombeau qui porte jusqu’aux cieux — 1845 (9)

Jules Ravier œuvres

Sonnet à Jacques Delille

Dans ce vaste tombeau qui porte jusqu’aux cieux
La force des guerriers, la gloire du génie,
Je parcourais un jour, plein de mélancolie,
De ses sombres piliers les plis majestueux.

Et tremblant, je sondais ce séjour ténébreux,
Guidé par la lueur d’une faible bougie.
Mais que vois-je ? un flambeau dont le feu s’irradie
A vous ! Rousseau, Voltaire, interprètes des dieux.

Les genoux et le front inclinés vers la terre,
Leur mémoire aussitôt inspire ma prière,
Qui rendit à l’écho ce penser de mon cœur :

Si tu sais rendre hommage à celui, noble France,
Dont l’esprit te laissa des marques de grandeur,
Delille a tous les droits à ta reconnaissance.

Q15  T14 – banv

Sarrazin, Benserade et Voiture, — 1845 (7)

Hip. Floran Les amours

A trois poètes

Sarrazin, Benserade et Voiture,
Tous les trois prenez place au sonnet
Qu’à défaut de landau, de voiture,
J’ai pour vous sans façon mis au net.

En sentant dans mon cœur l’ouverture
D’un accès de gaité qui renait,
J’ai voulu suivre à pied l’aventure
Qui vers vous follement m’entrainait.

Vous avez tant d’esprit, tant de grâce,
Et parfois votre muse est si grasse
Que quiconque en serait amoureux ;

Pour ma part, aussi chaud qu’une braise,
J’aime à voir ses appas amoureux,
Et partout comme un Dieu je la baise *

Q8  T14 – 9s « ceci est une manière de dire à des poètes qu’on leur baise la main – et nous avons peut-être bien fait de nous mettre à pied dans cette circonstance, car il est à craindre que le vieux Pégase n’eût pas voulu marcher avec des vers de neuf pieds, coupés par des hémistiches de trois, ce qui, selon nous pourtant, est un rythme plein de grâce et d’entrain ».