Archives de catégorie : Formule entière

L’espace, il va plus loin. Tu sais que l’horizon — 1955 (1)

Guillevic – textes écartés des Sonnets de 1954

L’espace, il va plus loin. Tu sais que l’horizon
Ne limite que toi, que c’est beaucoup plus ample;
Que ce que tu vois là n’est qu’un petit exemple
Où n’est pas limité l’empire de raison.

L’espace devant toi n’est pas une prison
Et même il te suffit de ce que tu contemples.
Tu ne veux pas pourtant qu’il te soit comme un temple
Où viendraient se montrer les couleurs des saisons.

Tu sais que tu ne peux embrasser davantage,
Mais tu sais que le monde est un autre arpentage,
Et que l’on plonge dans l’immense après ces près,

Que l’immense est lui-même un point parmi l’immense
Immensément plus grand et pas administré,
Et qu’espace n’est pas colère ni démence.

Q15 – T14 – banv

Passant, celui qui gît sous ce marbre romain — 1954 (9)

« Un escholier de Louvain » Sardines à l’instar, pastiches littéraires

Epigramme funéraire

Passant, celui qui gît sous ce marbre romain
Parmi les noirs cyprès, et les pins d’Italie,
Etait un fin gourmet et la gastronomie
Fut sa plus grande joie en ce monde incertain .

Il connut La Reynière et Brillat-Savarin
Et sut accomoder selon sa fantaisie
La piperade où l’ail à la sauge s’allie
Et doser le laurier, le gingembre, le thym.

S’il vidait volontiers sa coupe de champagne
La modération fut toujours sa compagne
Et quand il fut venu dans un âge avancé

Il sut se résigner à tremper ses tartines
Et dîner quelquefois,  en songeant au passé
D’un quart d’eau minérale et de quelques sardines.

(Henri de Régnier)

Q15 – T14 – banv

Notre chemin passe par les traverses — 1954 (8)

Jean Sénac Les leçons d’Edgard in Oeuvres poétiques (1999)

1

Notre chemin passe par les traverses
Il est large et précis comme un cou de taureau,
Il craint le cœur dans les heures adverses
Dans le plaisir il craint les mots.

Notre chemin quand tombent les averses
Sent la luzerne et l’églantine à crocs,
Et si l’ornière au feu central nous verse,
Notre pied garde assez de flot.

Notre chemin procède par énigmes,
Quoique très clair ton sourire conduit,
Ton corps charrie les pigments et les rythmes.

Ta voix consent aux laves de la nuit.
Mais l’or au front, il trace, solitaire,
Notre chemin de paix dans les plis de la terre.

Q8 – T23 – 2m : déca;  octo: v.4, v.8; alexandrin: v.14

Donc je me suis permis de ces facilités! — 1954 (6)

Guillevic 31 sonnets – préface d’Aragon –

Du sonnet
II

Donc je me suis permis de ces facilités!
Ce n’est pas du sonnet, cette lourde farine,
Il y a hiatus, ma césure est caprine
Et mes rimes, voyons, manquent de pailleté.

Je ne conteste pas que vous pouvez citer
Bien des sonnets parés pour un bal de tsarine
Ou que l’on reconnaît au son de la clarine,
Mais d’autres avant eux avaient droit de cité.

Car il faut qu’un sonnet fasse un peu la coquette,
Qu’il soit boîte à musique et même qu’il cliquète
Quand sa valeur se borne à de tels agréments,

N’érigez pas en loi ce qui est maladie.
Quand un sonnet dit vrai, quand il vaut un serment,
Tout autre est son allure, autre sa mélodie.

Q15 – T14 -banv –  s sur s

Le sonnet, me dit-il, c’est de l’orfèvrerie, — 1954 (5)

Guillevic 31 sonnets – préface d’Aragon –

Du sonnet
I

Le sonnet, me dit-il, c’est de l’orfèvrerie,
Du bijou de vitrine et du bien ciselé.
Il dit que j’ai forfait, que la honte je l’ai
D’avoir trahi la langue et la règle et l’hoirie.

Monsieur le professeur, permettez que l’on rie.
Vos pareils sur l’idée ont tort de modeler
Leur visage et leur hargne et de s’écarteler
Entre le bien commun et leur longue furie.

Je ne suis pas orfèvre et n’en fais pas métier
Et je ne savais pas que vous-même l’étiez,
Car il n’y paraît pas à découvrir vos rimes.

Et puis je sais trop bien ce qui fuit vos compas:
Dans mes sonnets parfois un peu d’humour s’exprime
Et fait orfèvrerie où vous ne cherchez pas.

Q15 – T14 – banv – s sur s

Des affaires? bien sûr qu’on en fait, des affaires. — 1954 (4)

Guillevic 31 sonnets – préface d’Aragon –

Affaires
I

Des affaires? bien sûr qu’on en fait, des affaires.
Exemple: un Parisien achète en Israël
Des camions d’Amérique et vend ce matériel
Au Maroc. Pour payer son vendeur il espère

Que l’Administration voudra bien qu’il opère
Dans le clearing franco-yougoslave officiel
Dont la balance, comme il est habituel,
Du côté yougoslave est trop déficitaire.

Notre homme fait, refait les démarches qu’il faut,
Car on ne doit jamais se mettre en porte-à-faux.
Il apprend maintenant, au bout de six semaines,

Que les camions U.S. en l’air se sont dissous.
L’affaire se fait donc; notre homme se démène
Pour importer ici des appareils à sous.

Q15 – T14 – banv

Je ne suis pas de ceux qui te jettent la pierre — 1954 (3)

Guillevic 31 sonnets – préface d’Aragon –

A Stéphane Mallarmé
« Egaux de Prométhée à qui manque un vautour » (Le guignon)

Je ne suis pas de ceux qui te jettent la pierre
Et comme ça t’écartent d’un revers de main.
Je connais ta grandeur, et ce côté gamin
Je le comprends: c’est la pudeur d’une âme fière.

Les bourgeois triomphaient. Leur jactance grossière
T’épouvantait, toi qui gagnais bien mal ton pain
En besognant. Humain, trop faiblement humain,
Tu n’as su que les fuir pour hanter les lisières

De l’idéal comme tu dis et ton tourment
C’était de faire avec l’absence un monument
Où viendraient seulement quelques esprits insignes.

– Egal de Prométhée à qui manque un vautour –
Mais le vautour est là qui t’assiège et te guigne
Et la Commune l’atteignit et pour toujours.

Q15 – T14 – banv

De Paris à Nancy, trois cent huit kilomètres, — 1954 (2)

Guillevic 31 sonnets – préface d’Aragon –

de la préface d’Aragon:  » J’avais apprécié chez Eluard déjà … à la veille de sa disparition, une tentative de liquidation de l’individualisme formel en poésie, … l’appel fait, par les formes traditionnelles de la poésie, à la réalité nationale, l’ouverture d’une fenêtre sur le panorama national de notre poésie (confirmant la passion apportée par Paul Eluard, aux dernières années, pour les anthologies)  »
 » Le I de Affaires a paru dans l’Express, dans la rubrique du Courrier des lecteurs ».

Sonnet dans le goût ancien

De Paris à Nancy, trois cent huit kilomètres,
La route est assez bonne et quand il fait beau temps
J’y prends bien du plaisir. Je me conte en partant
Les paysages qui bientôt vont m’apparaître.

D’abord, la Brie. Et je sais que pour la connaître
Il faut l’aimer. Elle est un équilibre ardent.
La lumière y est belle et fait durer l’instant.
Et c’est la Champagne pouilleuse où je vois naître

Un horizon limpide, un sol à travailler.
Puis la voiture va vers le pays mouillé
Sur les hauteurs de Meuse, au seuil de la Lorraine.

C’est ici que tout change et la honte me prend.
Je vois partout camper l’armée américaine
Et c’est intolérable, France, et déchirant.

Q15 – T14 – banv

Il semble qu’autrefois la nature indolente, — 1954 (1)

Edgar DegasLes sonnets

Il semble qu’autrefois la nature indolente,
Sûre de la beauté de son repos, dormait,
Trop lourde, si toujours la danse ne venait,
L’éveiller de sa voix heureuse et haletante;

Et puis, en lui battant la mesure engageante,
Avec le mouvement de ses mains qui parlaient
Et l’entrecroisement de ses pieds qui brûlaient,
La forcer à sauter devant elle, contente.

Partez, sans le secours inutile du beau,
Mignonnes, avec le populacier museau,
Sautez effrontément, prêtresses de la grâce.

En vous la danse a mis quelque chose d’à part,
Héroïque et lointain. On sait de votre place
Que les reines se font de distance et de fard.

Q15 – T14 – banv –   Pris dans une nouvelle édition de ces sonnets, fort anciens.

Prisonnier du bélier du vent chargeant le seuil, — 1953 (5)

AudibertiRempart

Le poète

Prisonnier du bélier du vent chargeant le seuil,
Je remplace l’amour par l’amour et le songe
Hors d’état de briser la chaîne qui s’allonge
Des mortels et des morts suivant le même deuil,

Je suis, en même temps et tour à tour le treuil
Qui siffle, ainsi l’oiseau, que cessât le mensonge,
Et des astres chacun dans mon cœur dès qu’il plonge,
Et le clou de ma chair qui tracassa l’orgueil.

Parachevé plaintif sur des plans que sépare
L’insondable sommeil de la bête barbare,
De l’absence africaine où le fil blanc se perd,

J’aromate ma vie avec ma survivance.
Oui, j’écoute, des fois, dans le cri de la mer,
Aboyer, me nommant, le dieu qui me devance.

Q15 – T14 – banv