Archives de catégorie : Formule entière

Dire qu’au fond des cieux n’habite nul Songeur, — 1883 (11)

Jules LaforgueLe sanglot de la terre

Intarissablement.

Dire qu’au fond des cieux n’habite nul Songeur,
Dire que par l’espace où sans fin l’or ruisselle,
De chaque atome monte une voix solennelle,
Cherchant dans l’azur noir à réveiller un coeur!

Dire qu’on ne sait rien! et que tout hurle en choeur
Et que pourtant malgré l’angoisse universelle!
Le Temps qui va roulant les siècles pêle-mêle,
Sans mémoire, éternel et grave travailleur,

Charriant sans retour engloutit dans ses ondes
Les cendres des martyrs, les cités et les mondes,
Le Temps, universel et calme écoulement,

Le Temps qui ne connaît ni son but, ni sa source,
Mais rencontrant toujours des soleils dans sa course,
Tombe de l’urne bleue intarissablement.

Q15 – T15

C’est un cadre divin pour un petit tableau, — 1883 (9)

Camille Crêvecoeur (pseud. de Charles Fournier) Poésies

Le sonnet

C’est un cadre divin pour un petit tableau,
Un merveilleux fourreau pour une courte lame,
Fourreau d’or et d’argent ciselés que réclame
Tout rimeur qui n’est pas au bout de son rouleau.

Perle, diamant pur et de la plus belle eau,
A ses rayons l’oeil pers de Minerve s’enflamme
Et sa ‘beauté suprême’ a désarmé le blâme
Du critique qui tond les chiens – maître Boileau.

Il ne procède pas par nappes épandues.
De fait, il s’interdit les vastes étendues.
De Notre-Dame on n’y peut point bâtir les tours.

Mais baste! On  l’aime pour sa forme décidée
Qui douze fois sur vingt emprisonne une idée,
Sa couleur opulente et ses fermes contours.

Q15 – T15 – s sur s

Quant à toi, Lucifer, astre tombé des cieux, — 1883 (8)

Stanislas de GuaitaLa muse noire

Les paroles d’un maudit, II

Quant à toi, Lucifer, astre tombé des cieux,
Splendeur intelligente aux ténèbres jetée,
Ange qui portes haut ta colère indomptée,
Et gonfle tous les seins de cris séditieux;

Par toi seul, j’ai connu le mépris oublieux
Du Seigneur et de sa puissance détestée.
J’ai ressenti – sceptique et railleur, presque athée –
Les plaisirs inouïs de l’amour radieux!

Tu m’ouvris l’océan des voluptés profondes
Dont nul n’a su tarir les délirantes ondes –
Tu m’appris à goûter le charme de l’Enfer.

On y souffre, il est vrai; l’on y jouit quand même,
Puisqu’on y peut baver sa bile – O Lucifer,
Mon bourreau de demain, je t’honore – je t’aime!

Q15 – T14 – banv

Le potager près des granges formait enclos, — 1883 (7)

Emile VerhaerenLes flamandes

Le potager

Le potager près des granges formait enclos,
A l’entrée où mouraient des raves lymphatiques,
Entre des oignons d’or et des trognons falots,
Les choux rouges crevaient en tons apoplectiques.

Les choux fleurs en bouquets sortaient de leurs maillots,
Les houblons ascendaient en tiges fantastiques;
Les beaux coquelicots saignaient par gros caillots,
Dans un coin, où séchaient des fanes scorbutiques.

Plus loin, près d’un massif de sureaux purulents,
Les groseillers faisaient quenouille entre les plants,
Et les fraisiers dardaient leurs feuilles et leurs rouilles.

Tout au long des chemins de limaçons couverts,
Les salsifis dressaient par jets leurs poignards verts,
Et là-bas, se bombaient, ventre en l’air, les citrouilles.

Q8 – T15

Le mystère infini de la beauté mauvaise — 1883 (6)

Maurice RollinatLes Névroses

La Joconde

Le mystère infini de la beauté mauvaise
S’exhale en tapinois de ce portrait sorcier
Dont les yeux scrutateurs sont plus froids que l’acier,
Plus doux que le velours et plus chauds que la braise.

C’est le mal ténébreux, le mal que rien n’apaise;
C’est le vampire humain savant et carnassier
Qui fascine les coeurs pour les supplicier
Et qui laisse un poison sur la bouche qu’il baise.

Cet infernal portrait m’a frappé de stupeur;
Et depuis, à travers ma fièvre ou ma torpeur,
Je sens poindre au plus creux de ma pensée intime

Le sourire indécis de la femme serpent:
Et toujours mon regard y flotte et s’y suspend
Comme un brouillard peureux au-dessus d’un abîme.

Q15 – T15 – un point de vue peu attendu sur Mona

–  » Nous avons l’arme à feu, le rasoir très coupant,— 1883 (5)

Maurice RollinatLes Névroses

Le Magasin de suicides

–  » Nous avons l’arme à feu, le rasoir très coupant,
La foudre à bon marché, l’asphyxiant chimique
(Et l’on a, je vous jure, une étrange mimique
Quand on s’est mis au cou cette corde qui pend!),

 » Les poisons de la fleur, de l’herbe et du serpent,
Le curare indien, la mouche anatomique,
Le perfide nectar au suc de noix vomique
Qui fait qu’on se tortille et qu’on meurt en rampant.

« Tous les engins de mort et d’autres que je passe,
Nous les garantissons! Mais, dit-il à voix basse,
Bien qu’ils soient aujourd’hui d’un emploi consacré,

Il en est encore un, le meilleur et le pire
Que vous enseigneront pour un prix modéré,
Mademoiselle Pieuvre et Madame Vampire. »

Q15 – T14 – banv

Elle faisait songer aux très vieilles forêts. — 1883 (3)

Maurice RollinatLes Névroses

La Bibliothèque
A José Maria de Heredia

Elle faisait songer aux très vieilles forêts.
Treize lampes de fer, oblongues et spectrales,
Y versaient jour et nuit leurs clartés sépulcrales
Sur ses livres fanés, pleins d’ombre et de secrets.

Je frissonnais toujours lorsque j’y pénétrais:
Je m’y sentais, parmi des brumes et des râles,
Attiré par les bras des treize fauteuils pâles
Et scruté par les yeux des treize grands portraits.

Un soir, minuit tombait, par sa haute fenêtre
Je regardais au loin flotter et disparaître
Le farfadet qui danse au bord des casse-cous,

Quand ma raison trembla brusquement interdite:
La pendule venait de sonnet treize coups
Dans le silence affreux de la chambre maudite.

Q15 – T14 – banv

Elle est dans tout ; elle est dans nos folles chansons, — 1882 (17)

Edouard Doucet Une poignée de sonnets

La poésie
« Cela me fait du bien et me repose l’âme » (Théophile Gautier)

Elle est dans tout ; elle est dans nos folles chansons,
Dans le naïf aveu d’une enfant brune ou blonde,
Dans la brise du soir qui fait un pli sur l’onde,
Dans la fleurette éclose à l’ombre des buissons ;

Elle est dans le soleil qui dore nos moissons,
Dans le bruit imposant de l’océan qui gronde,
Et dans l’oiseau qui prend sa course vagabonde
Quand arrive l’hiver et ses cruels frissons.

La poésie enfin, c’est la fière maîtresse
Qui garde à notre cœur une éternelle ivresse
Et lui fait oublier ses plus rudes tourments ;

C’est le baume divin qui calme la souffrance,
C’est la main qui toujours vient essuyer nos pleurs,
C’est la secrète voix qui nous dit :Espérance !

Q15  T14 – banv

* (H.N.) sorte de piège pour les petits oiseaux

Pour y brûler un grain d’ambre ou d’encens — 1882 (15)

Eugène Manuel En voyage

Cassolette
Vieux sonnet

Pour y brûler un grain d’ambre ou d’encens
Gentil sonnet est une cassolette :
Nous y mettrons innocente amourette
Regrets tardifs ou bien désirs naissants.

Tels du soleil les feux ébouissants
Sont réfléchis même en la gouttelette,
Telle, en un bois, la simple violette
Sous les buissons, se trahit aux passants.

Plus fort parfum n’irait à sa mesure !
Quant à railler sa fine ciselure,
C’est blâmer fleurs en un petit terrain,

Dessins légers sur une broderie,
Joyaux mignons pour la galanterie :
Orfèvre suis, et non fondeur d’airain !

Q15  T15  octo  s sur s

Dans un petit sonnet mettre l’immensité : — 1882 (14)

Eugène Manuel En voyage

Sur la falaise

Dans un petit sonnet mettre l’immensité :
Y renfermer le ciel profond, la mer, la grève,
Le flot mouvant, le roc miné, le bruit sans trève,
Et la brume d’hiver, et l’ouragan d’été ;

Montrer à l’horizon, sur la vague emporté,
Le navire, fétu que l’abîme soulève ;
Et jeter dans cette ombre, et mêler à ce rêve
Ta lumière, Seigneur, et ton éternité » :

Ah ! c’est vraiment alors écrire un long poème ;
C’est introduire l’âme aux régions qu’elle aime,
Et grandir l’humble vers qui promettait si peu !

Le cadre est assez vaste, et le poète à l’aise
Peut vivre tout un jour, au bord de la falaise,
De ce petit sonnet qui lui parle de Dieu.

Q15  T15  s sur s