Archives de catégorie : Formule entière

L’air tiède de la chambre, où la nuit règne encore, — 1874 (12)

Cabaner Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Lever de soleil dans une chambre

L’air tiède de la chambre, où la nuit règne encore,
Fraîchit par degrés, puis, vaguement, les contours
Grossissants des objets paraissent noirs et lourds,
Masses d’ombre, qu’aucun incident ne décore.

Meubles, tentures, tout cependant se colore
Dans ce réduit resté tel pendant bien des jours.
Du lit à baldaquins le fond de vieux velours
Orangé, s’éclairant, cherche à singer l’aurore…

Il jette ses reflets au satin bleu d’azur
Du couvre-pieds qui, comme une mer calme, ondule.
Le jour éclate; le velours d’un carmin pur

S’ensanglante, jouant son rôle, – et, ridicule,
Boursouflée, empourprée encor par le sommeil,
Une tête des draps sort, pareille au soleil.

Q15 – T23

Magnétiseur aux mains brûlantes, — 1874 (11)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Valéry Vernier

Le thé

Magnétiseur aux mains brûlantes,
Envoyé de l’Empire vert,
Qui rend les âmes nonchalantes
Aux raouts du Paris d’hiver,

Soutiens les forces chancelantes
De ces mondains qui, privés d’air,
Chaque nuit, victimes galantes,
S’étouffent en quelque concert.

Frère du spleen, Londres t’adore,
New York te chérit plus encore,
Moscou te sucre avec ferveur.

Mais, chez nous, malgré ta magie,
Si tu séduis un vrai buveur,
Ce n’est qu’aux lendemains d’orgie.

Q8 – T14  octo

La mort et la beauté sont deux choses profondes — 1874 (8)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Victor Hugo

Ave, Dea: Moriturus te salutat

La mort et la beauté  sont deux choses profondes
Qui contiennent tant d’ombre et d’azur qu’on dirait
Deux soeurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret;

O femmes, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,
Brillez, je meurs! Ayez l’éclat, l’amour, l’attrait,
O perles que la mer mêle à ses grandes ondes,
O lumineux oiseaux de la sombre forêt!

Judith, nos deux destins sont plus près l’un de l’autre
Qu’on ne croirait, à voir mon visage et le vôtre;
Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux,

Et moi, je sens le gouffre étoilé dans mon âme;
Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame,
Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux.

Q8 – T15 – Envoyé à Judith Gautier, fille de Théophile. Première(?) Publication d’un sonnet composé par Victor Hugo.  – republié dans L’Artiste en 1876 avec cette note : « Le seul que Victor Hugo ait jamais écrit, ne devait-il pas avoir sa place ici ? »

Ses yeux sont transparents comme l’eau du Jourdain. — 1874 (7)

Théodore de BanvilleLes Princesses

Hérodiade
Car elle était vraiment princesse: c’était la reine de Judée, la femme d’Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste
Henri Heine, Atta Troll.

Ses yeux sont transparents comme l’eau du Jourdain.
Elle a de lourds colliers et des pendants d’oreilles;
Elle est plus douce à voir que le raisin des treilles,
Et la rose des bois a peur de son dédain.

Elle rit et folâtre avec un air badin,
Laissant de sa jeunesse éclater les merveilles.
Sa lèvre est écarlate, et ses dents sont pareilles
Pour la blancheur aux lys orgueilleux du jardin.

Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine!
Un petit page noir tient sa robe qui traîne
En flots voluptueux le long du corridor.

Sur ses doigts le rubis, le saphir, l’améthyste
Font resplendir leurs feux charmants: dans un plat d’or
Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

Q15 – T14 – banv

Ce qui dégoûterait de se mettre en voyage, — 1874 (5)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874

En voyage

Ce qui dégoûterait de se mettre  en voyage,
D’offrir à ses amis l’étreinte des adieux,
Le sourire à la bouche et les larmes aux yeux;
Ce n’est pas le souci de traîner son bagage;

Ni l’épaisse vapeur s’allongeant en nuage,
Ni la noire fumée obscurcissant les cieux,
Ni d’un commis bavard, d’un marchand soucieux,
D’un poupon au maillot le triste voisinage;

Ni le malheur d’entendre et de voir les Anglais,
Ni les sombres tunnels, ni les stridents sifflets,
Ni les grains de charbon entrant sous la paupière;

Ni les rayons brûlants d’un soleil de juillet,
Ni les vents ou la pluie, ou les flots de poussière;
Ce qui dégoûterait, c’est le wagon complet.

A.Marc

Q15 – T14 – banv

Dans cette époque ardente où la vapeur est reine, — 1874 (2)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874. Sonnets inédits publiés avec le concours de 150 sonnettistes – Aix –

Dans cette époque ardente où la vapeur est reine,
Où les jours, plus pressés, pour tous semblent courir,
L’idéal, exilé de sa sphère sereine,
De rêves longs et doux ne peut plus se nourrir.

Le fait parle en despote, et sa voix souveraine
Nous dit: il faut marcher et ne plus discourir,
Car la vie, aujourd’hui, n’est qu’une grande arène,
Où l’on entre à son tour pour lutter et mourir.

Dans cette course folle, où s’agiter c’est vivre,
Eh, qui donc a le temps de composer un livre,
Comme pour le présent écrit pour l’avenir?

Le sonnet, par sa forme exacte et condensée,
Répond à notre hâte, en servant la pensée,
Et par un dernier trait l’impose au souvenir.

Auguste de Vaucelle

Q8 – T15 – s sur s

Quoi! vous languissez à mourir! — 1874 (1)

Achille ServièresNouvelles givordines , sonnets –


Inutiles conseils. Double sonnet. A mes nouvelles givordines.

Quoi! vous languissez à mourir!
Il vous tarde donc, mes cadettes,
Loin de Givors d’aller courir?

Que je vous plains, Givordinettes!
Vous savez pourtant que vos soeurs
Sont sous le fouet de nos censeurs.

Penseriez-vous, petites folles,
Pouvoir, loin de mon cabinet,
Vous garantir du cabinet
Des Zoïles des deux écoles?

Seriez-vous plus belles, plus drôles,
Comme ma muse, en ce sonnet,
En l’air jetant votre bonnet,
Feriez-vous mille cabrioles;

Des envieux et des jaloux
Serpents, à l’harmonie affreuse,
Dont la morsure est venimeuse,
Vous n’éviterez pas les coups.

Vous pourrez bien trouver chez nous,
Au fond de ma vallée ombreuse,
Quelque âme bonne et généreuse
Qui vous rendra vos jours plus doux.

Mais, hélas!, qu’est-ce qu’un sourire,
Près du sarcasme qui déchire
Comme la ronce du chemin! ….

Et, trépignant d’impatience,
Vous venez me serrer la main …
Allez, enfants, et bonne chance.

s.rev: ede dcc baab baab + Q 15 – T14 –  banv – octo – Ce ‘double sonnet ‘ est fait de deux sonnets tête-bêche, commençant par le ‘sonnet renversé’

Le dimanche, je reste au logis, accoudé — 1873 (36)

Robert Caze Les poèmes de la chair

Plaisirs du dimanche, sonnet bourgeois

Le dimanche, je reste au logis, accoudé
Sur un livre de vers ou bien sur une estampe ;
Et, pour chasser l’ennui qui parfois bat ma tempe,
Je fume lentement ma pipe, comme un dey

Nonchalant et rêveur sous son turban brodé.
Subtile, la fumée au plafond glisse, rampe,
Et meurt. Puis tout à coup j’entends frémir la rampe
De l’escalier; car un ami dévergondé

M’emmène dans les bois de Chaville ou d’Asnières,
Boire du petit bleu, manger du poisson frit.
L’on se grise et l’on fait la cour aux canotières.

Aussi, le lendemain, trouve-t-on dans son lit
Une femme couchée à côté de soi-même,
Qui vous dit doucement à l’oreille : « je t’aime ! »

Q15  T23

La luxure en acte c’est la dépense de l’âme dans un abîme de honte — 1873 (33)

Shakespeare Sonnets, trad. E. Montégut


CXXIX

La luxure en acte c’est la dépense de l’âme dans un abîme de honte, et lorsqu’elle a passé en acte la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, pleine de blâmes, sauvage, excessive, brutale, cruelle, indigne de confiance. On n’en a pas plutôt joui, que soudain on la méprise; on la poursuit hors de toute raison, et on ne l’a pas plutôt satisfaite qu’on la hait au-delà de toute raison, comme une amorce qu’on a avalée et qui était placée tout exprès pour rendre fou celui qui l’avalerait: c’est une folie dans la poursuite, et une folie dans la possession, elle est extrême à la fois dans le souvenir du plaisir passé, dans le présent de la jouissance, et dans l’appétit qui nous pousse à l’assouvir: d’avance c’est un bonheur, après une véritable infortune; d’abord c’est une joie qu’on se propose, ensuite ce n’est plus qu’un rêve. Tout cela, le monde le sait parfaitement, cependant personne ne connaît le moyen d’éviter le ciel qui conduit les hommes à cet enfer.

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