Archives de catégorie : Permutation de Strophes

Tout homme digne de ce nom — 1861 (8)

Baudelaire in Revue Européenne

L’avertisseur

Tout homme digne de ce nom
A dans le cœur un serpent jaune,
Installé comme sur un trône,
Qui, s’il dit « Je veux ! » répond « Non ! »

Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses ou des Nixes,
La Dent dit : « Pense à ton devoir ! »

Fais des enfants, plante des arbres,
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit « Vivras-tu ce soir ? »

Quoiqu’il ébauche ou qu’il espère,
L’homme ne vit pas un moment
Sans subir l’avertissement
De l’insupportable Vipère.

abba ccd eed a’b’b’a’= QTTQ (tercets enchassés dans les quatrains)  – octo

Les rimeurs ont posé le sonnet sur la pointe, — 1855 (11)

Auguste Brîzeux Histoire


IV

Les rimeurs ont posé le sonnet sur la pointe,
Le sonnet qui s’aiguise et finit en tercet:
Au solide quatrain la part faible est maljointe.

Je voudrais commencer par où l’on finissait.
Tercet svelte, élancé, dans ta grâce idéale,
Parais donc le premier, forme pyramidale.

Au-dessous les quatrains, graves, majestueux,
Liés par le ciment de la rime jumelle,
Fièrement assoiront leur base solennelle,
Leur socle de granit, leurs degrés somptueux.

Ainsi le mouvement s’élève harmonieux,
Plus de base effrayante à l’oeil et qui chancelle,
La base est large et sûre et l’aiguille étincelle,
La pyramide aura sa pointe dans les cieux.

s.rev: ede dcc abba abba ‘Sonnet renversé’ de Briseux. Louis Ayma, en 1839, l’a précédé, contrairement à ce que répètent les traités

La vie et son matin me disaient : Espérance ! — 1849 (6)

– Auguste Brizeux in Revue de Lille (1900)

L’arbre du Nord

La vie et son matin me disaient : Espérance !
Une immense journée apparaît devant toi :
Dans ton magique empire arrive, jeune roi ;
L’oiseau chante, la fleur embaume, et c’est en France !

Voici venu midi, morne, silencieux ;
L’oiseau cache, endormi, sa tête sous son aile,
La fleur tombe, épuisée et l’âme fait comme elle.

Ranime ces langueurs, ô matin gracieux !
Que rapide elle a fuit, la journée éternelle !
La nuit tombe, un long crêpe enveloppe les cieux.

Mais une autre, plus belle, à l’horizon commence,
Elle vient, doucement, poindre aux yeux de la foi.
Chantez, oiseaux du ciel ! fleurs d’or, brillez sur moi !
Ah ! voici la journée invariable, immense.

Q1 (abba) T1 (cdd) T2 (cdc) Q2 (abba) – Tercets embrassés dans les quatrains. a.ch : ‘sonnet polaire’.

Lorsqu’en mes jours semés de beaux soleils et d’ombre, — 1839 (7)

Louis Ayma Les préludes


XXXIX – Invocation

« Quelle âme est sans faiblesse et sans accablement » V.Hugo

Lorsqu’en mes jours semés de beaux soleils et d’ombre,
Tu veux intercaler, mon Dieu, quelques jours sombres,
Et me faire expier par des pleurs mes plaisirs.

Quand tu veux sous mes pas entr’ouvrir un abîme,
Des complots des méchants me faire la victime,
De fermer ton oreille à mes pieux soupirs!,

Quand tu veux que je souffre, et que la calomnie
Triomphe quelque jour de ma vertu honnie:
Quand tu veux que je doute, et que sur mon chemin
L’esprit du mal se jette et me tende la main:

Daigne, dans ces moments de secrète agonie,
M’inonder, ô mon Dieu, de torrents d’harmonie;
Fais que la poésie alors sur ses genoux
Me prenne, et sur mon front pose un baiser bien doux.

s.rev. eec ddc bb’a’a’ bbaa – Un sonnet renversé, genre qu’il pratique avant Auguste Briseux.

Le désir insensé d’éterniser son nom — 1818 (4)

M. Le Chevalier Coupé de Saint-Donat in L’almanach des Muses

Sonnet

Le désir insensé d’éterniser son nom
Impose un joug de fer aux mortels qu’il enivre.
Tel consume son temps à pâlir sur un livre,
Tel autre à tous propos affronte le canon.

On se croit un Voltaire, on se croit un Crillon;
C’est la gloire, dit-on, la gloire qu’il faut suivre!
Eh bien donc suivez-la! moi, gaîment je veux vivre.

Pourrais-je après ma mort jouir de mon renom?
Il est plus d’une épine au rosier de la vie.
Mourir pour vivre un jour me semble une folie.

Remplissons nos devoirs, honorons les vertus:
Le bruit tant recherché qui fait la renommée,
Pendant que nous vivons, n’est qu’un peu de fumée,
Et c’est bien moins encor quand nous ne vivons plus.

Q15 – T15 – QTTQ – disp 4+3+3+4

(a.ch) C’est un sonnet-sandwich dont je ne connaissais pas l’existence, bien avant l’auguste Brizeux puis Baudelaire. Son schéma de rimes abba abb acc deed, effectivement « ordinaire », est discrépant par rapport à la répartition en quatrains et tercets QTTQ. Là aussi, ça me paraît une trace de la versification en vers à rimes mêlées des discours narratifs du XVIIIe. Les poètes ultérieurs en tiendront compte en revanche.