Archives de catégorie : Genre des rimes

Le pré est vénéneux mais joli en automne — 1913 (13)

Guillaume Apollinaire Alcools

Les Colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s’empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

Q10  – T13 -y=x: e=a  – 15v – disp: 7+5+3m.irr.On peut à la rigueur considérer qu’il s’agit d’un sonnet, si on admet qu’il a été ‘dénaturé’ par le découpage en deux vers de l’alexandrin ‘Les vaches y paissant ..’ (qui a eu lieu sur épreuves) et le déplacement des frontières strophiques.

A vous seule qui ne fûtes l’étrange poupée — 1913 (12)

André Breton in ed. Pléiade

A vous seule

A vous seule qui ne fûtes l’étrange poupée
Sœur ai-je dit je pressens que sous vos mains petites,
En précieux chignon ne fuserait la poupée
Tout ce qu’orne l’audace verte des clématites.

Un seau de femme où gèle en bleuissant l’eau pompée
Porte à voir au milieu de salores des stalactites
Un bout de corne pointe ustensile d’épopée
Au front des pauvres moutards de banlieue à otites.

On rapporte la fumée aux losanges de natte
Ainsi le rêve du forain mou je l’enviai
Que ce fut mordre à belles dents la baie incarnate

Ange vous selon mes paradoxes de janvier
Retintes ce long talus qui bée au vent moqueur
Et me pardonnâtes l’équipée à contre-coeur.

Q8 – T23 – 13s

– Lettre à Paul Valéry du 9 janvier 1916:  » Et voici même un  sonnet trop irrégulier. Que ne puis-je me retenir de vous faire part , avec la puérilité que vous condamnez, d’essais toujours malheureux ».
Réponse de P.V.:  » Nous avons lu ces derniers vers que vous m’avez envoyés. Ils font penser que vous êtes dans un état que les physiciens nommeraient critique. Leur brisement, leur art situé entre les types définis, le hasard introduit, voulu, rétracté à chaque instant, assurent que vous touchez un certain point intellectuel de fusion ou d’ébullition, bien connu de moi, quand le Rimbaud, le Mallarmé, inconciliables, se tâtent dans un poète. Début capital, perceptible si clairement dans ce sonnet où le solitaire, le volontaire, le seul soi, mais la rime exacte, la forme fixe, la recherche des contrastes coexistent ».

Il se sera perdu le navire archaïque — 1913 (11)

Antonin Artaud in Oeuvres complètes, I

Le navire mystique

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus;
Et ses immenses mats se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de bible et de cantique.

Un air jouera, mais non d’antique bucolique,
Mystérieusement parmi les arbres nus;
Et le navire saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des heures de la terre.
Il ne connaît que Dieu et sans fin solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’infini.

Le bout de son beaupré plonge dans le mystère.
Aux points de ses mâts tremble toutes les nuits
L’argent mystique et pur de l’étoile polaire.

Q15 – T14 – banv –  paru dans La criée n°15, 1922 – transcrit de mémoire en 1944

Tel qu’en l’obscur discours de Locke — 1913 (10)

Charles Derennes, Charles Perrot, Pierre Benoit, ed. La grande anthologie

Stéphane Mallarmé

Tel qu’en l’obscur discours de Locke
Agonisait sa sombre ardeur
Où sourdre avec tant de candeur
La gigantesque et molle cloque

Si pendillait la pendeloque
Cette languide et noire odeur
Qui hors du cœur du maraudeur
S’exalte et tend et flotte loque

Mais chez qui par amour se pend
Lourdement pend un grand serpent
En la courbure hypothétique

Tel qu’en l’unanime foison
Selon nul autre amer poison
L’aigre malade ne se pique

Q15 – T15 – octo

Maître dans le creuset où rougeoyait la fonte, — 1913 (9)

Charles Derennes, Charles Perrot, Pierre Benoit, ed. La grande anthologie

Henri-Mathurin de Regnier
Maestro sacrum

Maître dans le creuset où rougeoyait la fonte,
N’ayant point de métal qui m’appartînt à moi,
J’ai jeté, plein d’orgueil et d’extase et d’émoi,
Bayesid, Bragadin, Cysique et Métaponte.

Dès mes plus jeunes ans ayant aimé ta ponte,
Aigle qui ne pondait que tous les trente mois,
Des vers pareils aux tiens je fis dix à la fois;
Je l’énonce à regret et l’avoue à ma honte.

Mais j’ai, chez l’antiquaire, et chez le brocanteur,
Racheté le turban, le Centaure, le Teur,
Hercule, Rome, Naple, et la Draghme et le Cygne,

Et dans mes vers hâtifs songe qu’il est réel
Que, pour signifier ma modestie insigne,
Je fais les singuliers rimer aux pluriels.

Q15 – T14

Gai, gai, marions les heures — 1913 (5)

Léon Deubel in Oeuvres

Gai, gai, marions les heures
Aux souvenirs tour à tour,
Un instant frivole court
Sur son talon de couleur.

Que la mariée est belle
Sous ses fleurs en ses atours!
Chantons ses chastes amours!
Le futur est poivre et sel.

Il porte beau et ses bagues
Dardent mille éclats de dagues
Qui font assaut d’épidermes.

Ah! ces cloches envolées;
Gai! Vive la mariée;
L’instant luit comme un dieu terme.

Q15 – T15 – 7s

Maître, que l’on dit de Villon le frère, — 1913 (4)

Adrien RemacleLe Livre d’une jeunesse

Sonnet pour Paul Verlaine
« Il y eut plusieurs apôtres Paul, vers Damas  » Le Dépareillé
Argument: Paul, dans sa vie, un géant poète, effrayant, venant, leur frère, après les autres géants Charles d’Orléans, Villon, Vigny, Musset, Baudelaire, aussi grand qu’eux, aussi doux et tendre, plus doux et plus tendre qu’aucune tremblante brise humaine, et accroupi, acculé au roc d’une misère farouche qui était une grandeur de plus.

Maître, que l’on dit de Villon le frère,
Taureau très enfant, Platon sourcilleux,
Monstre en pleurs très doux de terribles yeux,
Humble et juste orgueil jadis et naguère,

Ton cœur si vibrant qui, délicat, erre
De l’amour humain vers celui des cieux,
Reste orphelin calme aujourd’hui que, vieux,
Ton amer Gaspard chante ta misère.

Tu n’as « balladé » tes belles margot;
Ni chanté « repue » en peine d’écot:
Tu restes dévot de la bonne Vierge,

Timide chrétien du péché confus,
Et, chantre indompté de l’horrible verge,
Quêtant du Seigneur pardons éperdus …

1886 Paris. Pavillon d’Assas

Q15 – T14 – banv – tara

Valence, qui descends mollement jusqu’au fleuve, — 1913 (3)

Jean-Marc Bernard Sub Tegmine Fagi

Nostalgie

Valence, qui descends mollement jusqu’au fleuve,
Dans la sérénité de la belle saison
Je te revois encore au bout de l’horizon,
Claire et blanche au milieu du ciel, ô ville neuve!

Il n’est plus rien que toi maintenant qui m’émeuve.
J’évoquerai dans mon esprit la frondaison
Des platanes puissants du Parc et son gazon
Si paisible à mes pas en d’âpres jours d’épreuve.

O Valence, voici ton Champ-de-Mars, voici
Tes terrasses au bord du Rhône et puis aussi
L’ombre apaisante, au soir, de tes larges allées;

Tes coteaux où la vigne est grise sous le vent …
– Et puis voici toutes mes larmes en allées
Vers la chaude clarté de ton soleil levant!

Q15 – T14

Les foules sont depuis cent ans venues — 1913 (2)

Edouard DujardinPoésies

Hommage à Shakespeare – suite –

Les foules sont depuis cent ans venues
Contempler le tombeau de ceux qui ne furent point;
Sans cesse et du plus loin,
Des mains inconnues

Ont gravé leur hommage sur le sépulcre où ingénue
Flotte la vision du couple surhumain,
Et plus d’un
A prié, près de ce marbre, vers ces ombres inadvenues.

Ainsi, ciel vide, ciel désolé, ciel morne, où sûrement,
Nul dieu n’habite, nul père, et nul espoir! ô firmament
Désert, divinement ainsi tu brilles,

Et bien que tel l’esprit te sache vide, désert et désolé,
Tu demeures, ainsi que le tombeau du jeune amant de la jeune fille,
Notre foyer, notre amour, et notre clarté.

Q15 – T14 – banv – m.irr