Archives de catégorie : Genre des rimes

Le noir effondrement des ténèbres premières — 1888 (19)

Charles CrosLe Collier de griffes

(L’évocation des endormis)

Il faisait chaud à tomber, dans le salon.  Au milieu, devant la table et sous la lampe, une petite blonde contrefaite et phtysique écrit au crayon sur un cahier. Un monsieur, cheveux poivre et sel, rouge sur sa cravate blonde, tête à passions (pas en faire, mais en avoir – de mauvaises), se tient derrière le frêle médium. Il annonce:
– Nous commençons par m. X. Marmier, l’illustre voyageur, membre de l’Institut, qui se couche de bonne heure!
– Un tas de gens extatiques tendent le cou pour voir ce que la blonde va écrire.
– La blonde se tortille, casse trois crayons  et écrit …

………..

« Nous allons terminer la séance par le bouquet habituel: M. Victor Hugo!
La blonde pâlit et écrivit, avec la rapidité de l’éclair, ceci:


La chute

Le noir effondrement des ténèbres premières
S’accomplit. Et Satan, amoureux des lumières
Du punch, du vice impur et de l’orgie en rut,
Tomba du haut du ciel comme tombe un roc brut.

Il tomba si longtemps que les âges immenses
Sonnèrent tour à tour aux cloches des démences
Que Dieu mit çà et là dans l’espace sans bord.
Et plus bas que la vie, et plus bas que la mort,

Plus bas que le néant l’inaccessible cible,
Et plus bas que l’absurde et que l’inadmissible
Il tomba, ricanant de n’aller pas plus bas.

Il disait: C’est la fin des glorieux combats;
Il faut être vainqueur ou vaincu, mais bien l’être;
L’esprit veut me tuer? Je vivrai par la lettre!

Q55 – T13 – Entièrement en couplets plats.

Les fillettes sont bien grandies — 1888 (16)

Charles CrosLe Collier de griffes

Almanach

Les fillettes sont bien grandies
Qu’on faisait sauter dans ses mains!
Que de cendres sont refroidies!
Voici refleuris les jasmins.

Il est un charme aux lendemains,
Un bercement aux maladies.
Les roses perdent leurs carmins
Mais restent de nobles ladies.

Sans être ni riche ni fort
On attend doucement la mort
En contemplant le ciel plein d’astres.

Mais il vient des mots étouffants:
On laissera les chers enfants
Livrés à de vastes désastres.

Q11 – T15 – octo

Je sais faire des vers perpétuels. Les hommes — 1888 (13)

Charles CrosLe Collier de griffes

Sonnet

Je sais faire des vers perpétuels. Les hommes
Sont ravis à ma voix qui dit la vérité.
La suprême raison dont j’ai, fier, hérité
Ne se payerait pas avec toutes les sommes.

J’ai tout touché: le feu, les femmes, et les pommes:
J’ai tout senti: l’hiver, le printemps et l’été;
J’ai tout trouvé, nul mur ne m’ayant arrêté
Mais Chance, dis-moi donc de quel nom tu te nommes;

Je me distrais à voir à travers les carreaux
Des boutiques, les gants, les truffes et les chèques
Où le bonheur est un suivi de six zéros.

Je m’étonne, valant bien les rois, les évêques,
Les colonels et les receveurs généraux
De n’avoir pas de l’eau, du soleil, des pastèques.

Q15 – T20

Le vent impur des étables — 1888 (11)

Charles CrosLe Collier de griffes

Liberté

Le vent impur des étables
Vient d’Ouest, d’Est, du Sud, du Nord.
On ne s’assied plus aux tables
Des heureux, puisqu’on est mort.

Les princesses aux beaux rables
Offrent leurs plus doux trésors.
Mais on s’en va dans les sables
Oublié, méprisé, fort.

On peut regarder la lune
Tranquille dans le ciel noir.
Et quelle morale? … aucune.

Je me console à vous voir,
A vous étreindre ce soir
Amie éclatante et brune.

Q8 – T20 – octo

Il y a une heure bête — 1888 (10)

Charles CrosLe Collier de griffes

Berceuse

Il y a une heure bête
Où il faut dormir.
Il y a aussi la fête
Où il faut jouir.

Mais quand tu penches la tête
Avec un soupir
Sur mon coeur, mon coeur s’arrête
Et je vais mourir ….

Non! ravi de tes mensonges,
O fille des loups,
Je m’endors noyé de songes

Entre tes genoux.
Après mon coeur, que tu ronges
Que mangerons-nous?

Q8 – T20 – 2m (octo ; 5s: vers pairs)

Je suis l’expulsé des vieilles pagodes — 1888 (9)

Charles CrosLe Collier de griffes

En Cour d’Assises

Je suis l’expulsé des vieilles pagodes
Ayant un peu ri pendant le Mystère;
Les anciens ont dit: Il fallait se taire
Quand nous récitions, solennels, nos odes.

Assis sur mon banc, j’écoute les codes
Et ce magistrat, sous sa toge, austère,
Qui guigne la dame aux yeux de panthère,
Au corsage orné comme les géodes.

Il y a du monde en cette audience,
Il y a des gens remplis de science,
Ça ne manque pas de l’élément femme.

Flétri, condamné, traité de poète,
Sous le couperet je mettrai ma tête
Que l’opinion publique réclame.

Q15 – T15 – tara

Inscriptions cunéiformes, — 1888 (8)

Charles CrosLe Collier de griffes

Epoque perpétuelle

Inscriptions cunéiformes,
Vous conteniez la vérité;
On se promenait sous des ormes,
En riant aux parfums d’été;

Sardanapale avait d’énormes
Richesses, un peuple dompté,
Des femmes aux plus belles formes,
Et son empire est emporté!

Emporté par le vent vulgaire
Qu’amenaient pourvoyeurs, marchands,
Pour trouver de l’or à la guerre.

La gloire en or ne dure guère;
Le poète sème des chants
Qui renaîtront toujours sur terre.

Q8 – T17 – octo

Sur ma table, parmi d’illisibles grimoires,— 1888 (4)

Louis-Pilate de Brinn’Gaubast Sonnets insolents

XI
Le Papier blanc

Sur ma table, parmi d’illisibles grimoires,
Griffonnés par mes doigts fébriles, et couverts
Les uns d’infâme prose et les autres de vers,
Le divin Papier Blanc fait chatoyer ses moires.

Pourquoi je l’ai tiré du fond de mes armoires?
– C’est que Dieu ne veut plus, tant nous sommes pervers,
Nous permettre, comme aux oiseaux dans les bois verts,
De garder tous nos chants au fond de nos mémoires …

Pourtant, quelque douleur qui saigne à notre flanc,
Nul de nous, ô papier resplendissant et blanc!
N’est digne de noircir ta gloire immaculée:

Les plus victorieux ne sont jamais vainqueurs,
Absolument, du Rythme et de la Rime ailée;
Et le meilleur de nous reste au fond de nos coeurs.

Q15 – T14 – banv

Trêve — 1887 (15)

Georges Proteau Les cent sonnets d’un fumiste

L’AMIE NOYÉE
Echantillon de style nègre à l’usage des poètes décadents

Trêve
Au
Beau
Rêve.

L’eau
Crève
Peau
D’Eve.

Pleurs,
Fleurs,
Piste.

Port
Triste
Mort.

« L’amant se désole sur la mort de sa maîtresse. Tout d’abord il avait cru à l’abandon mais des fleurs qu’il connait bien le mettent sur la piste. Arrivé sur le port il trouve le cadavre de son amie gonflé par l’eau. Alors, fou de douleur, il déplore le trépas qui déforme aussi prosaïque-ment le beau corps de l’adorée.
N. B.—Ces quelques mots d’explication’étaient pas superflus pourla compréhension de ce vilain charabia. »

Q17  T14  sns mono