Archives de catégorie : Genre des rimes

Dans cette époque ardente où la vapeur est reine, — 1874 (2)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874. Sonnets inédits publiés avec le concours de 150 sonnettistes – Aix –

Dans cette époque ardente où la vapeur est reine,
Où les jours, plus pressés, pour tous semblent courir,
L’idéal, exilé de sa sphère sereine,
De rêves longs et doux ne peut plus se nourrir.

Le fait parle en despote, et sa voix souveraine
Nous dit: il faut marcher et ne plus discourir,
Car la vie, aujourd’hui, n’est qu’une grande arène,
Où l’on entre à son tour pour lutter et mourir.

Dans cette course folle, où s’agiter c’est vivre,
Eh, qui donc a le temps de composer un livre,
Comme pour le présent écrit pour l’avenir?

Le sonnet, par sa forme exacte et condensée,
Répond à notre hâte, en servant la pensée,
Et par un dernier trait l’impose au souvenir.

Auguste de Vaucelle

Q8 – T15 – s sur s

J’avais un serviteur antique, — 1873 (38)

Joseph Autran

Les éclaireurs de Guillaume

J’avais un serviteur antique,
Brave Caleb sur son déclin ;
J’avais un jeune domestique
Qui se donnait pour orphelin.

Etrangers à la politique,
Aucun d’eux n’avait l’air malin,
De même origine exotique,
Tous deux me venaient de Berlin .

Ces gens, naïfs comme des pitres,
Avaient pourtant l’étrange goût
De fureter dans mes pupitres,

De lire toutes mes épitres,
Enfin, de ne laver les vitres,
Que pour mieux regarder partout.

Q8  T16  octo

Je t’invoque, Sonnet ! Fi du poème énorme — 1873 (37)

– – Joseph AutranSonnets capricieux

Je t’invoque, Sonnet ! Fi du poème énorme
Qui, de ses douze chants, assomme l’auditeur !
Sur le ton solennel que tout autre s’endorme,
Toi, tu n’as pas le temps d’assoupir un lecteur.

J’aime ton pas léger, j’aime ta mince forme ;
Ayant si peu de corps, tu n’as pas de lenteur,
On fait un lourd fagot avec le bois de l’orme,
Avec un brin de rose on fait une senteur !

Va donc, cours et reviens, demande à l’hirondelle
Cet essor qui franchit tout le ciel d’un coup d’aile ;
Au fier cheval de Job emprunte son galop

Sois l’éclair, le rayon, le regard, le sourire.
Oh ! et fais en un mot que l’on ne puisse dire :
« Quatorze vers, c’est encor trop ! »

Q8  T15  2m  s sur s

Quand tu ne seras plus, ô ma belle maîtresse, — 1873 (35)

Antoine Monnier

Requiem

Quand tu ne seras plus, ô ma belle maîtresse,
Quand sous le marbre blanc reposera ton corps ;
Quand de tes noirs cheveux l’interminable tresse
Ne s’embaumera plus que du parfum des morts ;

Lorsque que le ver aura sur ta gorge polie
Visqueusement laissé son baiser glacial ;
Lorsque l’arc amoureux de ta lèvre pâlie
A nu laissera voir ton rire sépulcral ;

J’étalerai tes os sur un coussin de moire,
Pour liens je prendrai ton collier ciselé,
Alors je dresserai ton squelette d’ivoire :

Dans mon lit s’étendra ton torse articulé ;
Et pour que notre amour aux temps soit révélé ,
Sur ton crâne luisant j’en graverai l’histoire.

Q59 T21

Il est un mot affreux qui sonne à mon oreille — 1873 (34)

Antoine Monnier Eaux fortes et rêves creux : sonnets excentriques et poèmes étranges

Rien

Il est un mot affreux qui sonne à mon oreille
Comme du glas tintant le funéraire bruit,
C’est celui qu’à la fin de sa dernière veille
Jeta le vieux Faustus aux souffles de la nuit.

C’est celui que Goya grava comme légende
Au-dessous d’un fantôme entr’ouvrant son tombeau,
Semblable au ‘jamais plus !’ qu’après chaque demande
Poë fait répéter le sinistre corbeau.

C’est lui qu’ont prononcé les esprits des ténèbres,
Quand se sont accomplis les désastres célèbres ;
C’est par lui que tout fut, et le mal et le bien ;

C’est lui qui sert d’enseigne à l’humaine misère ;
C’est lui qui peut donner le vertige à la terre ;
Lui qui ronge le monde et cependant est : RIEN !

Q59  T15

Dors: ce lit est le tien … Tu n’iras plus au nôtre. — 1873 (31)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

Sonnet posthume

Dors: ce lit est le tien … Tu n’iras plus au nôtre.
– Qui dort dîne. – À tes dents viendra tout seul le foin.
Dors: on t’aimera bien –  L’aimé c’est toujours l’
Autre….
Rêve: La plus aimée est toujours la plus loin…


Dors: on t’appellera beau décrocheur d’étoiles!
Chevaucheur de rayons! … quand il fera bien noir;
Et l’ange du plafond, maigre araignée, au soir,
– Espoir – sur ton front vide ira filer ses toiles.


Museleur de voilette! un baiser sous le voile
T’attend … on ne sait où: ferme les yeux pour voir.
Ris: les premiers honneurs t’attendent sous le poële.


On cassera ton nez d’un bon coup d’encensoir,
Doux fumet! … pour la trogne en fleur, pleine de moelle
D’un sacristain très-bien, avec son éteignoir.

Q60 – T20 – y =x (d=b)

Mousse: il est donc marin, ton père? …— 1873 (30)

Tristan Corbière   Les Amours jaunes

Le mousse

Mousse: il est donc marin, ton père? …
– Pêcheur. Perdu depuis longtemps.
En découchant d’avec ma mère,
Il a couché dans les brisants …

Maman lui garde au cimetière
Une tombe – et rien dedans. –
C’est moi son mari sur la terre,
Pour gagner du pain aux enfants.

Deux petits. – Alors, sur la plage,
Rien n’est revenu du naufrage? …
– Son garde-pipe et son sabot …

La mère pleure, le dimanche,
Pour repos … Moi: j’ai ma revanche
Quand je serai grand – matelot! –

Baie des Trépassés.

Q8 – T15 – octo

Sables de vieux os – le flot râle — 1873 (29)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

Paysage mauvais

Sables de vieux os – le flot râle
Des glas: crevant bruit sur bruit …
– Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.

– Calme de peste, où la fièvre
Cuit … Le follet damné languit.
– Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit …

– La Lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups … – Les crapauds,

Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques,
Les champignons, leurs escabeaux.

Marais de Guérande. – Avril

Q38 – T15 – octo

À grands coups d’avirons de douze pieds, tu rames — 1873 (28)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

A un Juvénal de lait
Incipe , parve puer ,  risu cognoscere  ...

À grands coups d’avirons de douze pieds, tu rames
En vers … et contre tout – Hommes, auvergnats, femmes. –
Tu n’as pas vu l’endroit et tu cherches l’envers.
Jeune renard en chasse … ils sont trop verts – tes vers.

C’est le vers solitaire . – On le purge. – Ces Dames
Sont le remède. Après tu feras de tes nerfs
Des cordes-à-boyau; quand, guitares sans âmes,
Les vers te reviendront déchantés et soufferts.

Hystérique à rebours, ta Muse est trop superbe,
Petit cochon de lait, qui n’as goûté qu’en herbe,
L’âcre saveur du fruit encore défendu.

Plus tard, tu colleras sur papier tes pensées,
Fleurs d’herboriste, mais, autrefois ramassées …
Quand il faisait beau temps au paradis perdu.

Q2 – T15

Tiens non! j’attendrai tranquille, — 1873 (27)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

Toit

Tiens non! j’attendrai tranquille,
Planté sous le toit,
Qu’il me tombe quelque tuile,
Souvenir de Toi!

J’ai tondu l’herbe, je lèche
La pierre, – altéré
Comme la Colique-sèche
De Miserere
!

Je crèverai – Dieu me damne! –
Ton tympan ou la peau d’âne
De mon bon tambour!

Dans ton boîtier, ô Fenêtre!
Calme et pure, gît peut-être …
…………………………………
Un vieux monsieur sourd!

Q59 – T15 – 2m (octo; 5s: v.2, v.4 ,v.6, v.8, v.11, v.15) – La ligne de points en fait un sonnet de quinze vers.