De frigides roses pour vivre — 1890 (1)

Mallarmé in Oeuvres complêtes – Poésies (ed. Barbier-Millan)


Eventail de Méry Laurent

De frigides roses pour vivre
Toutes la même interrompront
Avec un blanc calice prompt
Votre souffle devenu givre

Mais que tout battement délivre
La touffe par un choc profond
Cette frigidité se fond
En du rire de fleurir ivre

A jeter le ciel en détail
Voilà comme bon éventail
Tu conviens mieux qu’une fiole
Nul n’enfermant à l’émeri

Sans qu’il y perde ou le viole
L’arôme émané de Méry

Q15 – T14 – banv – octo

Je n’en ferai qu’un seul ! il sera pour ta fête ! 1889 (31)

Louis Franc L’herbier

Sonnet unique

Je n’en ferai qu’un seul ! il sera pour ta fête !
Que de fois tu m’as dit, quand ce jour revenait,
« Eh bien ! trouverez-vous encore une défaite ?
Mon nom réclame un chant : s’il vous en souvenait !

Vous amant ! dont la plume et dont l’âme est muette !
Offrez-moi donc alors des bonbons en cornet.
Eh quoi ! pour inspirer n’ai-rien ? Vous poète !
Ah ! sauvez votre honneur au moins par un sonnet ! »

Le pourrai-je ? un sonnet c’est un bouquet de rimes !
Mais comment voir ta bouche ainsi traiter de frimes
Mon art et mon amour ! Au contraire dis-toi :

Ce lui fut une tendre et bien douce corvée !
Puis il brisa le moule après l’oeuvre achevée,
Pour qu’elle fût unique et n’appartînt qu’à moi.

Q8  T15  s sur s

Votre femme chantait délicieusement — 1889 (30)

Verlaine Dédicaces

A Adrien Remacle

Votre femme chantait délicieusement
De très anciens vers miens par vous mise en musique,
– Vers sans grande porté idéale ou physique,
Mais que la voix était exquise et l’air charmant !

Si bien que j’entrais dans un grand étonnement,
Moi le lassé qui rêve d’être un ironique,
D’ainsi revivre sensuel et platonique.
Quoi, sensuel ? Vraiment ? Platonique ? Comment ?

Ah ! quand jeune j’étais ainsi ! Tiens, tiens. Possible,
Après tout. Oui, rêvasseur et mauvais sujet.
Ma tête alors désirait et ma chair songeait.

Mais j’admire, moi le blasé (mais l’impassible,
Non !) j’admire combien la sympathie et l’art
Evoquèrent l’enfant-presque au quasi-vieillard.

Q15  T30

Tous deux avons ce travers — 1889 (29)

Verlaine Dédicaces

A Paterne Berrichon

Tous deux avons ce travers
De raffoler des bons vers
Et d’aimer notre repos.

Aussi tout, jusqu’aux hasards,
Punit sur nos tristes peaux
Ces principes de lézards.

Alors parfois nons rancunes,
Ne connaissent plus d’obstacles,
Oeuvrent sans mercis aucunes,
Toutes sortes de miracles.

Si que la pante morose
S’indigne que, mal civile,
La muse métamorphose
Le lézard en crocodile.

s.rev  octo  QU fem – T masc

Savantissimo Doctori — 1889 (28)

Verlaine Dédicaces


A Louis et Jean Jullien

Savantissimo Doctori
Bonissimoque Scriptori,
Au frère et puis encore au frère

Ce sonnet les jambes en l’air
Qui commence à chanter son air
En pur latin de feu Molière !

Ce sonnet pour dire à tous deux
Sur un ton badin mais sincère
Que je les aimes bien et serre
Leurs loyales mains à tous deux.

Louis, malgré le sort contraire,
Salut à vous qui guérissez,
A vous aussi qui punissez
L’ordre bourgeois, Jean, mon confrère

s.rev  octo

Ce fut à Londres, ville où l’Anglaise domine, — 1889 (27)

Verlaine Dédicaces

A Germain Nouveau

Ce fut à Londres, ville où l’Anglaise domine,
Que nous nous sommes vus pour la première fois,
Et, dans King’s Cross mêlant ferrailles, pas et voix,
Reconnus dès l’abord sur notre bonne mine.

Puis, la soif nous creusant à fond comme une mine,
De nous précipiter, dès libres des convois,
Vers des bars attractifs comme les vieilles fois,
Où de longues misses plus blanches que l’hermine

Font couler l’ale et le bitter dans l’étain clair
Et le cristal chanteur et léger comme l’air,
– Et de boire sans soif à l’amitié future !

Notre toast a tenu sa promesse. Voici
Que vieillis quelque peu depuis cette aventure,
Nous n’avons ni le cœur ni le coude transi.

Q15  T14 – banv

Vous aviez des cheveux terriblement — 1889 (26)

Verlaine Dédicaces

A Raoul Ponchon

Vous aviez des cheveux terriblement
Moi je ramenais désespérément ;
Quinze ans se sont passés, nous sommes chauves
Avec, à tous crins, des barbes de fauves.

La Barbe est une erreur de ces temps-ci
Que nous voulons bien partager aussi ;
Mais l’idéal serait des coups de sabres
Ou même de rasoirs nous faisant glabres.

Voyez de Banville, et voyez Lecon-
Te de Lisle, et tôt pratiquons leur con-
Duite et soyons, tes ces deux preux, nature.

Et quand dans Paris, tels que ces deux preux,
Nous rions, fleurant de littérature,
Le peuple, ébloui, nous prendra pour eux.

Q55  T14  10s

Tu nous fuis, comme fuit le soleil sur la mer, — 1889 (25)

Verlaine Dédicaces

A Villiers de l’Isle-Adam

Tu nous fuis, comme fuit le soleil sur la mer,
Derrière un rideau lourd de pourpres léthargiques,
Las d’avoir splendi seul sur les ombres tragiques
De la terre sans verbe et de l’aveugle éther.

Tu pars, âme chrétienne, on m’a dit résignée,
Parce que tu savais que ton Dieu préparait
Une fête enfin claire à ton cœur sans secret,
Une amour toute flamme à ton amour ignée.

Nous restons pour encore un peu de temps ici,
Conservant ta mémoire en notre espoir transi,
Tels des mourants savourent l’huile du Saint-Chrème.

Villiers, sois envié comme il aurait fallu
Par tes frères impatients -du jour suprême
Où saluer en toi la gloire d’un élu.

Q63  T14

C’est le beau Jean Moréas — 1889 (24)

Verlaine Dédicaces

A Jean Moréas

C’est le beau Jean Moréas
Qui fait dire à l’échotier
Que l’art périclite, hélas !
Au mains d’un si tel routier.

Routier de l’époque insigne,
Violant des vilanelles
Comme aussi, blancheur de cygne !
Violant des péronnelles.

Va-t’en, sonnet libertin,
Fleuri de rimes gaillardes
Ce chanteur et ce butin,

Migrateur emmi les bardes,
Que suivent sur ses appels
Tous les cœurs des archipels.

Q59  T23  7s

Des jeunes – c’est imprudent – — 1889 (23)

Verlaine Dédicaces

A Stéphane Mallarmé

Des jeunes – c’est imprudent –
Ont, dit-on, fait une liste
Où vous passez symboliste.
Symboliste ? Ce pendant

Que d’autres, dans leur ardent
Dégoût naïf ou fumiste
Pour cette pauvre rime iste
M’ont bombardé décadent.

Soit ! Chacun de nous en somme
Se voit-il si bien nommé ?
Point ne suis tant enflammé

Que ça vers les n…ymphes, comme
Vous n’êtes pas mal-armé
Plus que Sully n’est Prud’homme.

Q15  T28  7s

par Jacques Roubaud