Elle est dans tout ; elle est dans nos folles chansons, — 1882 (17)

Edouard Doucet Une poignée de sonnets

La poésie
« Cela me fait du bien et me repose l’âme » (Théophile Gautier)

Elle est dans tout ; elle est dans nos folles chansons,
Dans le naïf aveu d’une enfant brune ou blonde,
Dans la brise du soir qui fait un pli sur l’onde,
Dans la fleurette éclose à l’ombre des buissons ;

Elle est dans le soleil qui dore nos moissons,
Dans le bruit imposant de l’océan qui gronde,
Et dans l’oiseau qui prend sa course vagabonde
Quand arrive l’hiver et ses cruels frissons.

La poésie enfin, c’est la fière maîtresse
Qui garde à notre cœur une éternelle ivresse
Et lui fait oublier ses plus rudes tourments ;

C’est le baume divin qui calme la souffrance,
C’est la main qui toujours vient essuyer nos pleurs,
C’est la secrète voix qui nous dit :Espérance !

Q15  T14 – banv

* (H.N.) sorte de piège pour les petits oiseaux

De joie et de regrets la vie est un mélange. – — 1882 (16)

Alexandre Piedagnel Hier

Le cœur volé

De joie et de regrets la vie est un  mélange. –
Je suis triste à mourir, depuis samedi soir ;
Mais, selon le proverbe, en ce monde tout change …
Dans notre âme, une porte est ouverte à l’espoir !

Je vous dois un sonnet sur la manière étrange
Dont le malheur advient. – Ma muse se dérange;
Maussade et nonchalante, elle arrive en peignoir,
Les yeux clos à demi … je vais la faire asseoir.

On lui pardonnera son goût pour l’épigramme,
En narrant l’aventure ; – il est certain, Madame,
Qu’hélas ! à fort bon droit, je vous en veux beaucoup.

Ai-je tort ? Jugez-en …Que pourrai-je vous dire ?
Cela serait trop long ; – puis je vous verrai rire…
Et voici mon sonnet qui finit tout à coup.

Q7  T15  s sur s

Pour y brûler un grain d’ambre ou d’encens — 1882 (15)

Eugène Manuel En voyage

Cassolette
Vieux sonnet

Pour y brûler un grain d’ambre ou d’encens
Gentil sonnet est une cassolette :
Nous y mettrons innocente amourette
Regrets tardifs ou bien désirs naissants.

Tels du soleil les feux ébouissants
Sont réfléchis même en la gouttelette,
Telle, en un bois, la simple violette
Sous les buissons, se trahit aux passants.

Plus fort parfum n’irait à sa mesure !
Quant à railler sa fine ciselure,
C’est blâmer fleurs en un petit terrain,

Dessins légers sur une broderie,
Joyaux mignons pour la galanterie :
Orfèvre suis, et non fondeur d’airain !

Q15  T15  octo  s sur s

Dans un petit sonnet mettre l’immensité : — 1882 (14)

Eugène Manuel En voyage

Sur la falaise

Dans un petit sonnet mettre l’immensité :
Y renfermer le ciel profond, la mer, la grève,
Le flot mouvant, le roc miné, le bruit sans trève,
Et la brume d’hiver, et l’ouragan d’été ;

Montrer à l’horizon, sur la vague emporté,
Le navire, fétu que l’abîme soulève ;
Et jeter dans cette ombre, et mêler à ce rêve
Ta lumière, Seigneur, et ton éternité » :

Ah ! c’est vraiment alors écrire un long poème ;
C’est introduire l’âme aux régions qu’elle aime,
Et grandir l’humble vers qui promettait si peu !

Le cadre est assez vaste, et le poète à l’aise
Peut vivre tout un jour, au bord de la falaise,
De ce petit sonnet qui lui parle de Dieu.

Q15  T15  s sur s

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare, — 1882 (13)

Alcide Bonneau (trad) Sonnets luxurieux de l’Arétin

Sonnet I

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare,
Puisque pour foutre nous sommes tous nés ;
Si tu adores le vit, moi j’aime le con,
Le monde serait un rien qui vaille sans cela.

Et si post mortem il était permis de foutre,
Je te dirais : Foutons jusques à en mourir ;
Après, nous irons foutre Adam et Eve,
Qui furent cause de la malencontreuse mort.

– Vraiment, c’est vrai ; car si les scélérats
N’avaient mangé la traîtresse de pommes ;
Je sais bien que les amants ne cesseraient de jouir.

Mais laissons aller les bêtises ; et jusques au cœur
Plante-moi ton vît : fais que de moi jaillisse
L’âme que le vît fait tantôt naître et tantôt mourir,
Et, si c’était possible,
Ne me laisse pas hors de la motte tes couillons,
Heureux témoins de notre plaisir.

vl  tr  s. caudato, genre presque inconnu du sonnet français

Léandre amoureux qui recourt — 1882 (12)

Antoine Cros Les belles heures

Sonnet-chanson

Léandre amoureux qui recourt
A Rosine, blanche et fleurie,
Doit-il, pour son amour qui crie,
Choisir le chemin le plus court ?

Voit-on l’Archer-dieu, qui parcourt
L’Azur d’Aurore en Hespérie,
Montant son char d’orfèvrerie,
Choisir le chemin le plus court ?

Pour vous conquérir, fleurs sacrées,
Toisons d’or de loin désirées,
Lyre, sagesse, clair flambeau,

Pour vous cueillir, ô palmes vertes,
Par la Gloire sereine offertes,
Suivons le chemin le plus beau !

Q15  T15  octo  –  v.4=v.8

Autrefois elle était fière, la belle Ida, — 1882 (11)

Jean Richepin Les caresses

Sonnet romantique

Autrefois elle était fière, la belle Ida,
De sa gorge de lune et de son teint de rose,
Ce gongoriste fou, le marquis de Monrose,
Surnommait ses cheveux les jardins d’Armida.

Mais le corbeau du temps de son bec la rida.
N’importe ! Elle sourit à son miroir morose,
Appelant sa pâleur de morte une chlorose,
Et son cœur est plus chaud qu’une olla-podrida.

O folle, c’est en vain que tu comptes tes piastres,
Tes yeux sont des lampions et ne sont plus des astres.
Tu n’achèteras pas même un baiser de gueux.

Pourtant si ton désir frénétique se cabre,
S’il te faut à tout prix un cavalier fougueux,
Tu pourras le trouver à la danse macabre.

Q15  T14 – banv

Sous les rideaux discrets, au fond du vieil hospice, — 1882 (10)

Dr G.C. (Camuset ?) in G.J. Witkowski : Anecdotes médicales

Dermatologie

Sous les rideaux discrets, au fond du vieil hospice,
Les sylphes de Saint-Louis, chantés par Frascator,
Donnent à leurs amants, qui sommeillent encor,
Des baisers dont la trace est une cicatrice.

La rougissante Acnè, l’agaçante Eczéma,
Chéloïs au front pur, Syphilis au cœur tendre,
Purpura, Sycosis, Ephélis, Ecthyma,
Sur la peau des mortels préférés vont s’étendre.

Le jour luit. Une horde envahit les dortoirs,
Portant tabliers blancs avec paletots noirs ;
Ce sont les ennemis des virus et des lymphes.

Ils vont, et devant eux marche le professeur,
Comme un faune jaloux qui s’avance, grondeur,
Pour troubler vos ébats amoureux, belles nymphes.

Q62  T15 (TLF) ecthyma : Affection cutanée, caractérisée par une éruption pustuleuse et ulcéreuse, dont le principal agent est le streptocoque sycosis folliculite staphylococcique suppurée et profonde de la barbe et de la moustache. – ephelis (d’après des dictionaires médicaux en anglais !) corte de tache de rousseur – cheloïs ( ?) aujourd’hui désigne une maladie de la vigne

Versez avec lenteur l’absinthe dans le verre, — 1882 (9)

Dr G.C. (Camuset ?) in G.J. Witkowski : Anecdotes médicales

Aux buveurs d’absinthe

Versez avec lenteur l’absinthe dans le verre,
Deux doigts, pas davantage, ensuite saisissez
Une carafe d’eau bien fraîche : puis versez
Versez tout doucement, d’une main bien légère.

Que petit à petit votre main accélère
La verte infusion, puis augmentez, pressez
Le volume de l’eau, la main haute : et cessez
Quand vous aurez jugé la liqueur assez claire.

Laissez-la reposer une minute encor,
Couvez-la du regard comme on couve un trésor :
Aspirez son parfum qui donne du bien-être !

Enfin, pour couronner tant de soins inouïs,
Bien délicatement prenez le verre – et puis
Lancez sans hésiter le tout par la fenêtre.

Q15  T15

Coiffeur ! tu me trompais, quand, par tes artifices, — 1882 (8)

Dr G.C. (Camuset ?) in G.J. Witkowski : Anecdotes médicales

Calvitie

Coiffeur ! tu me trompais, quand, par tes artifices,
Tu disais raffermir mes cheveux défaillants,
Ceux qu’avaient épargnés tes fers aux mors brûlants,
Tu les assassinais d’eaux régénératrices. !

Tu m’as causé, coiffeur, de si grands préjudices,
Que je te voudrais voir, ayant perdu le sens,
Sur toi-même épuiser tes drogues corruptrices
Et tourner contre toi des engins mafaisants.

Ainsi, quand l’ouragan s’abat sur la futaie,
D’un souffle destructeur il arrache et balaie
La verte frondaison qui jonche le chemin.

Au bocage pareil, mon front est sans mystère,
Il ne me reste plus un cheveu sur la terre,
Et je gémis, songeant au crâne de Robin*

* Professeur d’histologie à la Faculté de Paris

Q14  T15

par Jacques Roubaud