La tristesse, la langueur du corps humain — 1881 (6)

Paul VerlaineSagesse

La tristesse, la langueur du corps humain
M’attendrissent, me fléchissent, m’apitoient,
Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Quand des draps zèbrent la peau, foulent la main!

Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau que grelotte sur un toit!
Et les pieds, toujours douloureux du chemin,

Et le sein, marqué d’un double coup de poing,
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor,

Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini!
Triste corps! combien faible et combien puni!

Q15 – T30 – 11s – Rimes masculines sur mètre rare

Le son du cor s’afflige vers les bois — 1881 (5)

Paul VerlaineSagesse

Le son du cor s’afflige vers les bois
D’une douleur qu’on veut croire orpheline
Qui vient mourir au bas de la colline
Parmi la brise errant en courts abois.

L’âme du loup pleure dans cette voix
Qui monte avec le soleil qui décline
D’une agonie on veut croire câline
Et qui ravit et qui navre à la fois.

Pour faire mieux cette plainte assoupie
La neige tombe à longs traits de charpie
A travers le couchant sanguinolent,

Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone,
Où se dorlote un paysage lent.

Q15 – T15 – déca

Parfums, couleurs, systèmes, lois! — 1881 (4)

Paul VerlaineSagesse

Parfums, couleurs, systèmes, lois!
Les mots ont peur comme des poules.
La chair sanglote sur la croix.

Pied, c’est du rêve que tu foules,
Et partout ricane la voix,
La voix tentatrice des foules.

Cieux bruns où nagent nos desseins,
Fleurs qui n’êtes pas le calice,
Vin et ton geste qui se glisse,
Femme et l’oeillade de tes seins,

Nuit câlin aux frais traversins,
Qu’est-ce que c’est que ce délice,
Qu’est-ce que c’est que ce supplice,
Nous les damnés et vous les Saints?

s.rev: dcd cdc abba abba – octo

L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable. — 1881 (3)

Paul VerlaineSagesse

L’espoir luit comme un brin de paille dans l’étable.
Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou?
Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.
Que ne t’endormais-tu le coude sur la table?

Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé,
Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste,
Et je dorloterai les rêves de ta sieste,
Et tu chantonneras comme un enfant bercé.

Midi sonne, De grâce éloignez-vous, madame.
Il dort. C’est étonnant comme les pas de femme
Résonnent au cerveau des pauvres malheureux.

Midi sonne. J’ai fait arroser dans la chambre.
Va, dors! L’espoir luit comme un caillou dans un creux.
Ah, quand refleuriront les roses de septembre!

Q63 – T14

Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme, — 1881 (2)

Paul VerlaineSagesse

Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme,
Et les voici vibrer aux cuivres du couchant.
Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ:
Une tentation des pires. Fuis l’infâme.

Ils ont lui tout le jour en long grêlons de flamme,
Battant toute vendange aux collines, couchant
Toute moisson de la vallée, et ravageant
Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame.

O pâlis, et va-t’en, lente et joignant les mains.
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains?
Si la vieille folie était encore en route?

Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer?
Un assaut furieux, le suprême, sans doute!
O va prier contre l’orage, va prier.

Q15 – T14 – banv

Du sein des riches fleurs d’Asie — 1881 (1)

Arthur BretonLe Garde-forestier. sonnets –

Le Sonnet

Du sein des riches fleurs d’Asie
Le parfum sort plus pénétrant
Et l’or du Palerne enivrant
S’épure en l’amphore choisie.

Le Sonnet d’émail transparent
Ainsi fait luire, ô poésie,
Ta quintessence d’ambroisie
Dans son beau calice odorant;

Et, lorsqu’on penche cette coupe,
Qu’à vives facettes découpe
La pointe du vers raffiné,

L’idée au travers étincelle,
Et plus poétique ruisselle
Du Vase avec art buriné.

Q16 – T15 – octo – s sur s

Là-haut, sur ton rocher, comme un aigle en son aire, — 1880 (27)

Louis Audiat in Le feu follet

Angoulème, sonnet
(devise d’Angoulème : FORTITUDO MEA CIVIUM FIDES)

Là-haut, sur ton rocher, comme un aigle en son aire,
Tu vois passer, passer les hommes et les temps,
Calme, te souvenant de ces longs cris de guerre
Qu’ont jetés à tes murs Visigoths et Normands.

La Charente, ce Nil qui dort plus qu’il ne coule,
En un ruban d’argent par tes près se déroule
Et crée autour de toi le printemps éternel.

Tes fils, actif essaim d’une ruche trop pleine,
Qui sont, sans te quitter, descendus dans la plaine,
Ont l’Or, fruit du commerce, et l’Art, rayon du ciel.

Heureuse la cité qui n’a ni meurtrières,
Ni herse, ni créneaux, ni porte à lourds battants,
Et qui, dans sa fierté, dit de ses habitants :
« Leur fidélité vaut des murailles de pierre ! »

QTTQ

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues, — 1880 (26)

Jules Christophe in Revue indépendante

Quartier de la Sorbonne
Sonnet estrambote

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues,
Les dimanches d’été, vers les chemins de fer ;
Mais, pour goûter le frais, loin de ce bruit d’enfer,
J’aime bien mieux vaguer parmi les vieilles rues.

Comme Montaigne, moi qui, jusqu’en ses verrues
Adore la « grand-ville », à l’ombre de mon fier
Panthéon je m’enfonce, et délecte mon flair
Aux odeurs des ruisseaux. Ainsi que Coxigrues

Le nez au vent je marche, observant quelque effet
De lumière, attentif, charmé, très satisfait.
Nul passant. parfois, seule, une jeune herboriste

En toilette élégante, assise sur le seuil
De sa boutique, rêve. Après, un liquoriste
Aux lourds et chauds parfums. Je contemple d’un œil
Scrutateur les détails du paysages triste,
Et, plein de souvenirs, de chansons et des cris,
Je sens frémir en moi l’âme du grand Paris.

Q15  T14  +dff

J’aime le son du cor le soir au fond des bois, — 1880 (25)

Jacques de Villebrune in L’Artiste

Le cor

J’aime le son du cor le soir au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Il a parfois l’accent douloureux du hautbois,
Il fait frémir ta main lorqu’à l’amour tu bois,
Il s’insinue en l’ombre, au cœur qui se recueille
Et se mêle au sanglot des roses qu’on effeuille.

Que de fois j’ai suivi, parmi nos grands châteaux,
Sa voix plaintive errant de coteaux en coteaux,
Et qui semble expirer tendre et mélancolique ;

S’il chante l’hallali sur le déclin des soirs,
Ma faible âme se meurt, et ce chant symbolique
Sonne à mon cœur perdu l’hymne des désespoirs.

Q1  T14  Le premier quatrain est un ‘emprunt’ non avoué à un poème connu de Vigny.

Lecteur, les vers de ce recueil — 1880 (24)

Tristan Gratien in La nouvelle lune

« Notre ami n’ayant pas le courage de commencer son volume, en a d’abord écrit l’épilogue »

Sonnet-épilogue

Lecteur, les vers de ce recueil
On un parfum de pourriture,
De réalisme et de cercueil,
En un mot, sont d’après nature.

Rarement j’ai franchi le seuil
De la Morgue, où le ciel figure,
Et mes vers en portent le deuil,
Lugubrement, je te le jure.

Tu peux les voir d’un mauvais œil
Ou leur faire un charmant cercueil,
Ami lecteur, je n’en ai cure !

S’ils froissent un peu ton orgueil,
Cher mortel, fais-en un linceul
Pour ta noble et superbe ordure.

Q8  T6  octo  y=x (c=a & d=b)

par Jacques Roubaud