Le terme est arrivé du compte de mes jours. — 1874 (13)

Cabaner Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Le poète mourant

Le terme est arrivé du compte de mes jours.
Dans un moment je vais pousser mes derniers râles,
J’entends un bruit confus de clairons, de cymbales,
De cloches, de tamtams, de fifres, de tambours.

Et j’écris mon dernier sonnet pendant ces courts
Instants. Déjà la Mort, à travers plusieurs salles,
Vient vers moi, déroulant dans ses longues mains pâles,
Un écrit que, cherchant des rimes, je parcours.

Mort! Mon sonnet sera comme un vase sans anses,
Si je ne peux finir les tercets ! mais cela
T’importe peu – Bourgeoise! – et toujours tu avances!

Je sens ton souffle impur … – qui donc l’achèvera
Ce sonnet. Moi? dussè-je au milieu des souffrances
Le terminer avec mon dernier soupir … Ha!

Q15 – T20 – s sur s

L’air tiède de la chambre, où la nuit règne encore, — 1874 (12)

Cabaner Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Lever de soleil dans une chambre

L’air tiède de la chambre, où la nuit règne encore,
Fraîchit par degrés, puis, vaguement, les contours
Grossissants des objets paraissent noirs et lourds,
Masses d’ombre, qu’aucun incident ne décore.

Meubles, tentures, tout cependant se colore
Dans ce réduit resté tel pendant bien des jours.
Du lit à baldaquins le fond de vieux velours
Orangé, s’éclairant, cherche à singer l’aurore…

Il jette ses reflets au satin bleu d’azur
Du couvre-pieds qui, comme une mer calme, ondule.
Le jour éclate; le velours d’un carmin pur

S’ensanglante, jouant son rôle, – et, ridicule,
Boursouflée, empourprée encor par le sommeil,
Une tête des draps sort, pareille au soleil.

Q15 – T23

Magnétiseur aux mains brûlantes, — 1874 (11)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Valéry Vernier

Le thé

Magnétiseur aux mains brûlantes,
Envoyé de l’Empire vert,
Qui rend les âmes nonchalantes
Aux raouts du Paris d’hiver,

Soutiens les forces chancelantes
De ces mondains qui, privés d’air,
Chaque nuit, victimes galantes,
S’étouffent en quelque concert.

Frère du spleen, Londres t’adore,
New York te chérit plus encore,
Moscou te sucre avec ferveur.

Mais, chez nous, malgré ta magie,
Si tu séduis un vrai buveur,
Ce n’est qu’aux lendemains d’orgie.

Q8 – T14  octo

Carillonneur de la pensée, — 1874 (10)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Valéry Vernier

Le café

Carillonneur de la pensée,
Nègre aux yeux d’or, puissant, doux,
De ma cervelle embarrassée
Fais déloger tous les hiboux.

Chanterai-je ton odyssée?
Depuis longtemps les marabouts
Sous les palmiers et les bambous,
Aux Africains l’ont retracée.

Parlons plutôt de tes succès
Auprès des estomacs français.
Avec Racine, pêle-mêle,

Sévigné te mit dans un sac;
Mais Voltaire t’a vengé d’elle,
Et tu fus un dieu pour Balzac.

Q9 – T14 – octo

Brun et vêtu de canetille — 1874 (9)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Valéry Vernier

Le chocolat

Brun et vêtu de canetille
Ce gentilhomme suborneur
Sous Ferdinand vint en Castille
Avec le galion d’honneur.

Aux alcoves des Inesille,
Il prend des airs de rédempteur,
Et si l’amour lui dit: Docteur
Son oeil noir de superbe brille.

Au moment du premier réveil,
Lorsque le bout d’un doigt vermeil,
Cherche la tasse de Vieux Sèvres,

A l’amoureuse le galant
Donne vite un baiser brûlant
Qui laisse du brun sur les lèvres.

Q9 – T15 -octo – can(n)etille : Fil de métal très fin et tortillé, utilisé en broderie, pour la composition de fleurs artificielles, (TLF)

La mort et la beauté sont deux choses profondes — 1874 (8)

Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Victor Hugo

Ave, Dea: Moriturus te salutat

La mort et la beauté  sont deux choses profondes
Qui contiennent tant d’ombre et d’azur qu’on dirait
Deux soeurs également terribles et fécondes
Ayant la même énigme et le même secret;

O femmes, voix, regards, cheveux noirs, tresses blondes,
Brillez, je meurs! Ayez l’éclat, l’amour, l’attrait,
O perles que la mer mêle à ses grandes ondes,
O lumineux oiseaux de la sombre forêt!

Judith, nos deux destins sont plus près l’un de l’autre
Qu’on ne croirait, à voir mon visage et le vôtre;
Tout le divin abîme apparaît dans vos yeux,

Et moi, je sens le gouffre étoilé dans mon âme;
Nous sommes tous les deux voisins du ciel, madame,
Puisque vous êtes belle et puisque je suis vieux.

Q8 – T15 – Envoyé à Judith Gautier, fille de Théophile. Première(?) Publication d’un sonnet composé par Victor Hugo.  – republié dans L’Artiste en 1876 avec cette note : « Le seul que Victor Hugo ait jamais écrit, ne devait-il pas avoir sa place ici ? »

Ses yeux sont transparents comme l’eau du Jourdain. — 1874 (7)

Théodore de BanvilleLes Princesses

Hérodiade
Car elle était vraiment princesse: c’était la reine de Judée, la femme d’Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste
Henri Heine, Atta Troll.

Ses yeux sont transparents comme l’eau du Jourdain.
Elle a de lourds colliers et des pendants d’oreilles;
Elle est plus douce à voir que le raisin des treilles,
Et la rose des bois a peur de son dédain.

Elle rit et folâtre avec un air badin,
Laissant de sa jeunesse éclater les merveilles.
Sa lèvre est écarlate, et ses dents sont pareilles
Pour la blancheur aux lys orgueilleux du jardin.

Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine!
Un petit page noir tient sa robe qui traîne
En flots voluptueux le long du corridor.

Sur ses doigts le rubis, le saphir, l’améthyste
Font resplendir leurs feux charmants: dans un plat d’or
Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

Q15 – T14 – banv

– ‘Et la vie, et l’amour, de mes voûtes profondes, — 1874 (6)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874

Une page

– ‘Et la vie, et l’amour, de mes voûtes profondes,
En d’innombrables feux s’épanchent sur les mondes:
Le soir, au front penseur, au poète enfiévré,
La lune doucement verse ses clartés blondes:

L’étoile aime, et sourit au coeur énamouré.
Roi du jour, le soleil, des sphères adoré,
Prodigue des baisers qui les rendent fécondes.
Tout germe, croît, fleurit sous son regard doré! … » –

C’est ainsi qu’aux lueurs d’une nuit étoilée,
L’Idéal traduisait à mon âme affolée
Les trésors que contient ta page, ô Firmament!

Et je dis: l’égoiste est des êtres le pire.
Pourquoi regarde-t-il si bas qu’il ne peut lire
Le ciel, où la Nature écrivit: dévoûment? …

A.Marc

aaba bbab – T15

Ce qui dégoûterait de se mettre en voyage, — 1874 (5)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874

En voyage

Ce qui dégoûterait de se mettre  en voyage,
D’offrir à ses amis l’étreinte des adieux,
Le sourire à la bouche et les larmes aux yeux;
Ce n’est pas le souci de traîner son bagage;

Ni l’épaisse vapeur s’allongeant en nuage,
Ni la noire fumée obscurcissant les cieux,
Ni d’un commis bavard, d’un marchand soucieux,
D’un poupon au maillot le triste voisinage;

Ni le malheur d’entendre et de voir les Anglais,
Ni les sombres tunnels, ni les stridents sifflets,
Ni les grains de charbon entrant sous la paupière;

Ni les rayons brûlants d’un soleil de juillet,
Ni les vents ou la pluie, ou les flots de poussière;
Ce qui dégoûterait, c’est le wagon complet.

A.Marc

Q15 – T14 – banv

Au diable le sonnet, bien que dans la Sicile, — 1874 (4)

A. de Gagnaud (ed.) – Almanach du sonnet pour 1874

Sonnet contre Sonnet

Au diable le sonnet, bien que dans la Sicile,
Il ait longtemps fleuri dans les vallons d’Enna!
N’est pas toujours très beau ce qu’on croit difficile,
Et Boileau, sur ce point, sottement raisonna.

Quant à moi, je préfère un seul vers de Virgile,
A ce vain jeu d’esprit qui nous vint de l’Etna.
Il peut plaire à la cour et sourire à la ville,
Le bon sens indigné pourtant le condamna.

Le plus beau ne vaut pas le moins brillant poème,
Car loin d’être enrichi d’une beauté suprème,
Auprès d’un diamant, c’est un caillou du Rhin.

Le verre imite mal le cristal de Bohème.
Ce sonnet, c’est le verre, et la vierge que j’aime
Rejetterai le strass de son splendide écrin.

Th. Richard-Baudin

Q8 – T6 – s sur s

par Jacques Roubaud