Le lac dort sous le ciel en fête: — 1861 (4)

Edmond Arnould Sonnets et poèmes

Le lac dort sous le ciel en fête:
Ni brise, ni flôt murmurant;
Pas même le nuage errant
Qui fait songer à la tempête.

D’où vient qu’une ombre se reflète,
Noire, dans l’azur transparent?
Chasseur rapace et dévorant,
Un oiseau vole sur ma tête.

Ainsi le malheur, fin vautour,
Sans qu’aucun bruit nous le révèle,
Sur nous plane, aux feux d’un beau jour:

Mais longtemps avant de le voir,
Dans nos coeurs, tranquille miroir,
Nous voyons l’ombre de son aile.

Q15 – T25  – octo Les tercets, cdc eed, violent la règle d’alternance

Grondez sur ma tête, orchestres des airs; — 1861 (3)

Edmond ArnouldSonnets et poèmes

Grondez sur ma tête, orchestres des airs;
Faites frissonner rameaux et feuillages;
Tirez des accords profonds et sauvages
Des sombres sapins et des chênes verts;

Répétez pour moi, dans les bois déserts,
Ces rumeurs, ces cris, ces chants, ces langages,
Que vous murmuriez en ces premiers âges
Où vous parliez seuls au vieil univers;

Où l’on n’entendait passer dans les plaines
Ni l’accent plaintif des douleurs humaines,
Ni le cri joyeux des jeunes amours;

Où nul n’écoutait votre voix puissante,
Excepté celui dont la main savante
Travaillait dans l’ombre à l’oeuvre des jours!

Q15 – T15 – tara

M. SchuréEtude sur les sonnets d’Edmond Arnould – Le sonnet a été de tout temps le péché poétique des savants et des philosophes. Le vrai poète choisit d’instinct la forme qui répond le mieux à son sentiment et en marque pour ainsi dire la cadence. L’érudit, s’il essaie d’être poète, se plait à mouler sa pensée dans une forme arrêtée, à en ciseler les contours avec un soin jaloux. Le sonnet se prète merveilleusement à l’archaïsme, au trait d’esprit, à l’aphorisme philosophique. Peut-être faut-il regretter qu’Edmond Arnould ait confié ses sentiments les plus forts, ses pensées les plus riches à cette forme d’une élégance recherchée. Il eût été plus libre, plus naturel, plus inspiré, en un mot, en n’adoptant aucun cadre. Nous aurions, des luttes de sa vie intime, une plus frappante image, s’il avait rendu, par la variété des rythmes et des combinaisons prosodiques, le ton primitif de chacune de ses émotions. Mais si je ne me trompe, la forme du sonnet, qu’il semble avoir adoptée une fois pour toutes, tient à la nature particulière de sa pensée et de son activité poétique …. pour un tel poète, le sonnet était un cadre heureux. Car, dans sa forme étroite, dans son rythme contenu, dans son harmonie pleine, il sait exprimer énergiquement une pensée simple et forte. La lutte que dans ce travail le poète soutenait contre la forme, n’était au fond que la lutte de sa pensée avec elle-même. En l’exprimant brièvement et fortement, il en devenait maître et prenait acte de conviction.

Ami lecteur, qui viens d’entrer dans la boutique — 1861 (2)

Henri Murger Les nuits d’hiver

Sonnet
Au lecteur

Ami lecteur, qui viens d’entrer dans la boutique
Où l’on vend ce volume, et qui l’as acheté
Sans marchander d’un sou, malgré son prix modique,
Sois béni, bon lecteur, dans ta postérité!

Que ton épouse reste économe et pudique;
Que le fruit de son sein soit ton portrait flatté
Sans retouche; – et, pareille à la matrone antique,
Qu’elle marque son linge et fasse bien le thé!

Que ton cellier soit plein du vin de la comète!
Qu’on ne t’emprunte pas d’argent, – et qu’on t’en prête!
Que le brelan te suive autour des tapis verts;

Et qu’un jour sur ta tombe, en marbre de Carrare,
Un burin d’or inscrive – hic jacet – l’homme rare
Qui payait d’un écu trois cents pages de vers!

Q8 – T15

La rue assourdissante autour de moi hurlait. — 1861 (1)

Charles Baudelaire Les Fleurs du mal (2ème ed.)

A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse,
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair … puis la nuit! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement  renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?

Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais!

Q63 – T23

incise 1860

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Baudelaire (lettre du 18 février 1860 à Armand Fraisse, à propos de Josephin Soulary – lettre souvent citée de manière incomplête, contient une des rares réflexions pertinentes dans le siècle sur la forme-sonnet)
« Quel est donc l’imbécile (c’est peut-être un homme célèbre) qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique? parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet: la bouffonerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux roches, ou par une arcade, etc. donnent une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne? Quant aux longs poèmes, nous savons ce qu’il faut en penser; c’est la ressource de ceux qui sont incapable d’en faire de courts. Tout ce qui dépasse la longueur de l’attention que l’être humain peut prêter à la forme poétique, n’est pas un poème ».
L’homme célèbre’ en question était le père Enfantin (le principal propagateur des idées saint-simoniennes) qui avait envoyé à Soulary (dont un livre de sonnets était imprimé en caractères rares) une virulente admonestation:
« Que faire en un sonnet? pourquoi faire des copies de Raphaël, quand on sait manier le pinceau? pourquoi flûter dans des pipeaux, quand on a l’orgue? Pourquoi imprimer en caractères que personne ne sait lire, et qui seront de l’hébreu avant un siècle, à l’usage seulement de quelques dizaines d’archéologues?
 » Les grands artistes que nous prenons pour modèles, pourquoi les admirons-nous? Précisément parce qu’ils ont été les novateurs de leur temps, les initiateurs de leur avenir, et non pas les copistes, même habiles, de leur passé.
« Je sais bien que Didot et l’imprimerie impériale n’ont pas posé les colonnes d’Hercule; mais celles-ci n’ont pas arrêté Vasco de Gama ni Christophe Colomb, qui ne se sont pas bornés à la Méditerranée et à la Mer Rouge. Les renaissances sont bonnes à défaut de naissances; mais ces résurrections sentent toujours le cadavre et non pas le lait des mammelles maternelles.
« David n’a pas pu ressusciter les Grecs et les Romains, ni Hugo le Moyen-âge, ni Sainte-Beuve Ronsard. Tout cela est bien mort au fond, et même dans la forme, qui n’est plus que figures de cire ou trompe-l’oeil, nature morte, objet de curiosité de cabinet d’amateur.
« Ce n’est pas ainsi que marche la nature. Inspirons-nous donc aujourd’hui du sentiment de progrès qui animait à toutes époques les grands artistes, et qui leur ont fait découvrir et exprimer, dans leur temps, les idées et les formes supérieures à celles de leurs devanciers et de leurs contemporains; idées et formes génératrices de leurs successeurs et de nous-mêmes, et produisons, comme eux, les idées et les formes supérieures aux leurs, et génératrices de leur propre avenir. « .

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Que sera-ce à la fin si déjà rougissant — 1860 (2)

J.E. Guy L’écrin d’un amateur

Sonnet sur l’amour

Que sera-ce à la fin si déjà rougissant
A ce titre anodin rempli d’hypocrisie,
Je vois sur votre front la teinte cramoisie
Qu’enfante la pudeur, ce beau fruit d’un beau sang?

Allez puiser ailleurs de plus noble ambroisie
Dans la coupe d’argent d’un esprit mieux pensant,
O belle dame! car, en y réfléchissant,
Il faut, pour m’approuver, se nommer Aspasie …

Et maintenant, messieurs, que nous sommes ici
Entre hommes, ou du moins à peu près, Dieu merci!!
Je dois, pour mes neveux, être un auguste ancêtre,

Puisque, sans nul besoin du moindre remorqueur,
J’ai, tout en rêvassant du côté de Bicêtre
Su trouver que l’amour est le sperme du coeur!

Q16 – T14

Sous le rideau de pourpre et son reflet vermeil, — 1860 (1)

Amédée Pommier Sonnets sur le salon de 1850

Le lever Eugène Delacroix

Sous le rideau de pourpre et son reflet vermeil,
Du lit encourtiné tu délaisses la plume,
Car il est déjà tard et ta vitre s’allume
Aux rayons scintillants que darde le soleil.

Eh quoi! tu n’es pas même en ce simple appareil
Dont parle Jean Racine! Est-ce donc la coutume
Qu’on fasse sa toilette en si léger costume
Et qu’on se mire nue au moment du réveil?

Il est bizarre, au moins, conviens-en, jeune fille,
D’être sans voile ainsi jusques à la cheville
C’est un habillement un peu … décolleté.

Pour toi, tu vas peignant ta blonde chevelure,
Et c’est là ton souci! Que faut-il en conclure?
Qu’apparemment on est au plus fort de l’été.

Q15 – T15

incise 1859

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(arv) Cette année-là, Henry Wadsworth Longfellow traduit en anglais le sonnet d’Arvers

My Secret

My soul its secret has, my life too has its mystery,
A love eternal in a moment’s space conceived ;
Hopeless the evil is, I have not told its history,
And she who was the cause nor knew it nor believed.

Alas ! I shall have passed close by her unperceived,
Forever at her side, and yet forever lonely,
I shall unto the end have made life’s journey, only
Daring to ask for naught, and having naught received.

For her, though God has made her gentle and endearing ;
She will go on her way distraught and without hearing
These murmurings of love that round her steps ascend,
Piously faithful still unto her austere duty,

Will say, when she shall read these lines full of her beauty,
«  Who can this woman be ? » and will not comprehend.

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Quand sous votre corps nu craque un soyeux coussin, — 1859 (1)

Mallarmé Entre quatre murs

Sonnet
A.R.

Quand sous votre corps nu craque un soyeux coussin,
Fumer dans l’ambre et l’or un tabac qu’on arrose
De parfums espagnols: voir voltiger l’essaim
Des houris à l’oeil noir, dont l’enivrante pose

Vous fait rêver au ciel; renverser sur le sein
De celle qui, rieuse, entre vos bras repose
Un verre de Xérès, et dans le frais bassin
Mouiller en folâtrant ses tresses d’eau de rose,

C’est l’Eden! – pense Hassan: et je lui fais écho!
Mais le Ciel, c’est pour moi comme à mon vieux Shakspeare
Un sonnet! – où l’esprit jouit d’être au martyre

Comme en son fin corset le sein de Camargo!
– Quoi! J’ai tant bavardé! plus qu’un vers pour te dire
Mon voeu: « Pour moi commande un sonnet à ta lyre. »

Q8 – T29

Il est des jours où la muse rebelle, — 1858 (5)

Auguste Lestourgie Près du clocher

A Chéri Vergne

Il est des jours où la muse rebelle,
Comme un oiseau las de fendre les airs,
N’a plus d’amour pour les tendres concerts,
Se tait, se pose, et n’ouvre plus son aile !

Il est des jours où la flamme immortelle
Paraît éteinte ; où, semblable aux déserts,
Le cœur n’est plus qu’un stérile univers,
Sans fleur, sans vie, où nul feu n’étincelle !

Mais quand on jette à ce cœur désolé
Un nom, un seul – soudain s’est envolé
L’oiseau chanteur qui sommeillait dans l’âme !

La flamme vive a paru – tout fleuri,
Vivant, peuplé, le désert a souri! –
Ce nom puissant c’est un doux nom de femme !

Q15  T15  déca

par Jacques Roubaud