J’aurais été Petrarca — 1845 (8)

Alphonse Duchesne Les chants d’un oiseau de passage

A ma mie – sonnet

J’aurais été Petrarca
Si vous aviez été Laure,
Et les pèlerins d’Arqua
Parleraient de vous encore ;

Si vous étiez Francesca
Je serais, moi qu’on ignore,
Paolo qui l’adora,
Et l’on me crierait : Raca !

Ou bien si vous étiez celle
Qu’on nomme Isaure la belle,
Je serais grand troubadour,

Car au gai savoir fidèle,
Je ferais, ma jouvencelle,
Des chants avec de l’amour.

abab  abaa T6  7s. ‘crier ‘raca’ : Marquer un profond mépris à l’égard de quelqu’un (TLF)

Sarrazin, Benserade et Voiture, — 1845 (7)

Hip. Floran Les amours

A trois poètes

Sarrazin, Benserade et Voiture,
Tous les trois prenez place au sonnet
Qu’à défaut de landau, de voiture,
J’ai pour vous sans façon mis au net.

En sentant dans mon cœur l’ouverture
D’un accès de gaité qui renait,
J’ai voulu suivre à pied l’aventure
Qui vers vous follement m’entrainait.

Vous avez tant d’esprit, tant de grâce,
Et parfois votre muse est si grasse
Que quiconque en serait amoureux ;

Pour ma part, aussi chaud qu’une braise,
J’aime à voir ses appas amoureux,
Et partout comme un Dieu je la baise *

Q8  T14 – 9s « ceci est une manière de dire à des poètes qu’on leur baise la main – et nous avons peut-être bien fait de nous mettre à pied dans cette circonstance, car il est à craindre que le vieux Pégase n’eût pas voulu marcher avec des vers de neuf pieds, coupés par des hémistiches de trois, ce qui, selon nous pourtant, est un rythme plein de grâce et d’entrain ».

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant — 1845 (5)

Gérard de Nerval in  L’Artiste

Vers dorés
Eh quoi! tout est sensible!
Pythagore

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose:
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’Univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant …
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d’amour dans le métal repose:
Tout est sensible; – et tout sur ton être est puissant!

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie:
A la matière même un verbe est attaché …
Ne la fais point servir à quelque usage impie.

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché;
Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

Q15 – T23

La connais-tu DAFNE, cette ancienne romance, — 1845 (4)

Gérard de Nerval in L’Artiste

Delfica

La connais-tu DAFNE, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour … qui toujours  recommence? …

Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence?

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours!
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique …

Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin
– Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Q15 – T15

Pour chanter sous le ciel ce que j’ai dans le coeur, — 1845 (2)

Arsène Houssaye La poésie dans les bois

La Muse

Pour chanter sous le ciel ce que j’ai dans le coeur,
Je demandais un luth à la muse amoureuse,
Quand ma jeune beauté vint, fraîche et savoureuse,
S’asseoir sur mes genoux avec un air moqueur.

– Pour accorder ainsi la raison et la rime,
Ah que de temps perdu dans les jours précieux,
C’est chercher le soleil quans la nuit est aux cieux:
Crois-moi, ne lasse pas ton coeur à cette escrime.

Enfant, où t’en vas-tu prendre la poésie!
Ma bouche n’est donc pas la coupe d’ambroisie?
Va, surprends-en ma lèvre, enivre, enivre-toi!

La plus belle chanson ne vaut pas, mon poëte,
Un baiser éloquent sur la lèvre muette:

La lyre, c’est l’Amour, et la Muse, c’est moi.

Q63 – T15

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes, — 1845 (1)

Désiré Tricot Poésies d’un fantasque

Sur la dune

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes,
La mer, avec un râle et s’absorbe et se perd,
Avez-vous, de la dune envahissant les crètes,
Considéré parfois le sable découvert?

Et, pensif, contemplant les gigantesques rides,
Stigmates à la grève imprimés par le flot,
Et l’océan qui fuit, et les plages arides,
De cette grande énigme interrogé le mot?

Malheur! malheur à l’homme! est-il prêt à vous dire:
Car cette grande mer qui râle et qui s’aspire,
C’est la virilité, ce sont les passions,

Qui délaissent, après les avoir inondées,
Les âmes des humains, inertes et ridées
Par d’immenses regrets, infertiles sillons!

Q59 – T15 – bi

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime … — 1844 (14)

Nerval Le Christ aux oliviers

V

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime …
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime!

L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s’enivrait de ce sang précieux …
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme.

 » Réponds! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre?
Mais si ce n’est un dieu, c’est au moins un démon …  »

Mais l’oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:
– Celui qui donna l’âme aux enfants du limon.

Q15 – T21

par Jacques Roubaud