Oh! Je n’espère point que vous m’aimiez, madame … — 1830 (2)

Justin Bouisson Poésies diverses

Sonnet. A Madame *** – II

Oh! Je n’espère point que vous m’aimiez, madame …
Oh non! Que cet espoir ait traversé mon ame …
Peut-être … comme un rêve, un éclair … non, mes voeux
Sont timides, sont purs, madame, je ne veux

En vous aimant toujours, et pour prix de ma flamme,
Qu’un accueil, un regard, un sourire de femme;
Oui, vous voir doucement me sourire des yeux,
Ou, quelquefois, causer tout bas et … tous les deux.

Voilà mes voeux; voilà le bonheur que j’espère,
Le seul. Pourquoi me fuir, madame? Ma prière
N’a rien qui vous offense ou vous doive alarmer;

De moi, de votre force osez mieux présumer.
Aux bras de votre époux, épouse heureuse et fière,
Vous ne m’aimerez point … mais laissez-vous aimer.

Q1 – T10

Les deux sonnets de Bouisson, ancien ‘officier de la vieille armée’, (comme il se nomme dans le titre même de son oeuvre) présentent des quatrains entièrement plats (aabb aabb), disposition plus tard employée fréquemment et qui aurait fait frémir d’horreur Ronsard, et Malherbe plus encore. Le siècle en verra de nombreux, n’en déplaise à Mr Graham Robb.

Je le bénis ce jour qui t’offrit à ma vue! — 1830 (1)

Justin Bouisson Poésies diverses

Sonnet . A Madame *** – I

Je le bénis ce jour qui t’offrit à ma vue!
Je t’aimai, je sentis qu’une flamme inconnue,
Soudaine, pénétrait, embrasait tous mes sens.
Depuis ce jour je souffre … et mes maux sont cuisans.

Je me plais à nourrir le poison qui me tue.
Toi, joue et chante et ris; dans ton ame ingénue,
Sois heureuse de bals, de chapeaux, de romans,
Ou, comme d’un succès, jouis de mes tourmens.

 » Je l’aime, elle le sait, elle le voit (me dis-je);
Peut-être à sa gaîté qui m’enchante et m’afflige,
A cette indifférence où son coeur est plongé,

Succèderont (l’amour m’a souvent protégé) ,
Succèderont (l’amour me devrait ce prodige),
Des regrets, un désir … l’amour m’aura vengé. »

Q1 – T10

Incise 1830 (1)

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Année décisive dans l’histoire du sonnet. Certes Nestor de Lamarque (1) donne encore une traduction de l’italien (de Vicenzo Monti). Et Viollet-Leduc, « auteur de plusieurs ouvrages », dans son Précis d’un traité de Poétique et de Versification, … ne se montre guère élogieux.  » Du sonnet – Le sonnet a été considéré long-temps comme le poème par excellence et le plus difficile à exécuter. Boileau paraît être encore de cet avis. On a bien appelé de ce jugement . … par les préceptes de Boileau, on voit que le sonnet est composé de quatorze vers d’une même mesure. Les premiers vers sont partagés en deux quatrains; ils roulent sur deux rimes, qu’il faut y placer dans le même ordre. Les six derniers vers, qui doivent rimer différemment des premiers, sont partagés en deux tercets, dont les deux premiers vers sont du même genre. Les quatre autres vers qui terminent la pièce, forment un quatrain dont les rimes doivent se trouver dans un ordre différent de celui qu’elle ont dans les deux quatrains. Il est de rigueur qu’après chacun des quatrains qui commencent la pièce et le premier tercet, il doit y avoir un repos, et que le sens doit être complet. … on s’était plu à accumuler tellement les entraves pour la composition de cette pièce bizarre, que le sonnet sans défaut dont parle Boileau est encore à trouver, et qu’on a renoncé avec raison à chercher ce phénix.  »
Mais en offrant à Victor Hugo, à l’occasion de son mariage, l’exemplaire des oeuvres de Ronsard sur lequel il avait travaillé, Sainte-Beuve attirait l’attention de l’avant-garde sur le sonnet. Outre le 4, de Sainte-Beuve lui-même, il contenait celui d’Ernest Fouinet, celébrant le mariage de son ami Victor (2), et le 3, que Fontaney avait adressé à Victor Hugo, le 19 août 1829, au moment où le poète venait de refuser l’indemnité que lui offrait le ministère, en compensation du refus de laisser jouer Marion Delorme. (Les Annales Romantiques le publièrent l’année suivante). (Fouinet est l’introducteur du Pantoum dans la poésie française)
Et ce fut, enfin, la sortie de l’opuscule Sainte-beuvien, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, où se trouvent douze sonnets. Outre le 4 déjà mentionné, on y lit un sonnet sur le sonnet, (5), où Sainte-Beuve adapte Wordsworth au contexte français en mentionnant Du Bellay à côté de Ronsard. Des sonnets d’inspiration personnelle du livre, le 6 est caractéristique: plutôt bêlant (le ton bêlant, s’il est naturel pour l’expression des sentiments chez le mouton, n’est pas nécessairement à recommander pour la poésie humaine).
Sainte-Beuve ne connaissait que très superficiellement la poésie de Wordsworth, et la poésie anglaise en général (où le renouveau de la forme-sonnet datait déjà de presque trois-quarts de siècle (la ‘Sonnet-Revival’ de 1758)). Ce n’est en tout cas pas la forme du sonnet anglais qu’il emprunte. (On a proposé d’autres modèles: Pouchkine, par exemple!). Les n°s 4 à 6, comme 11 des douze sonnets du recueil de 1829, sont du type dominant chez Ronsard quatrains abba  abba, tercets ccd  eed).
Les Romantiques, à l’exception de Sainte-Beuve, n’ont composé qu’un petit nombre de sonnets. Il est difficile de savoir si c’est par fausse modestie, par une sorte de dénégation perverse, que Sainte-Beuve écrivait, en 1862 (cinq ans après la première édition des Fleurs du Mal), alors qu’on lui faisait gloire d’avoir réintroduit le sonnet dans la poésie française (éloge qu’il accepte, avec quelque mauvaise foi): « jamais les grands poètes de ce temps-ci n’ont fait de sonnets: ceux de Musset sont irréguliers, Lamartine et Hugo n’en ont fait d’aucune sorte, Vigny non plus. Les cygnes et les aigles, à vouloir entrer dans cette cage y auraient cassé leurs ailes. C’était affaire à nous autres, oiseaux de moins haut vol et de moins large envergure. Certes, et je ne l’ai pas oublié, tous les grands poètes de la Renaissance ont fait des sonnets: qui ne connait ceux de Dante, de Shakespeare, de Milton? C’était alors un genre à la mode, et chacun lui payait tribut en passant, une fois au moins dans sa vie. De nos jours le sonnet a été un genre restauré, légèrement artificiel, une gageure ou une gentillesse. Ceux de nos maîtres qui n’y étaient point intéressés par curiosité ou par goût s’en sont passé et n’ont que faire de cette prison. Je me flatte d’être le premier chez nous, qui ait renouvelé l’exemple du sonnet en 1828; mais je n’en ai jamais fait que de temps à autre, par-ci par-là, et en entremêlant cette forme aux autres rythmes plus modernes » (Il y en a quand même 93 dans ses oeuvres complètes). (On remarque qu’il ne mentionne pas Ronsard).
Profitons de l’occasion pour examiner le cas des Romantiques qui viennent d’être cités. Lamartine a dédaigné le sonnet, c’est  vrai, mais en traduit un, de Pétrarque, dans son cours de litrtérature. Vigny en a quelques uns, 6 en tout, marginaux dans son oeuvre. Musset en a produit 29, que Sainte-Beuve traite dédaigneusement ‘d’irréguliers’, ce qui suppose qu’il sait ce qu’est un sonnet régulier.
Le cas de Hugo est intéressant. On en trouve 5 dans son oeuvre poétique, plutôt vaste, 1 dans le ‘Théâtre en liberté » Ils sont tous postérieurs à 1862. L’un, daté de juillet 1870, a paru dans Les quatre vents de l’esprit ; les quatre  autres dans Toute la lyre (le premier dédié à Judith Gautier). (L’idée de sonnet est si peu associée à Hugo que des rares auteurs qui ont parlé de la question, certains affirment qu’il n’en a jamais écrit, d’autres lui en attribuent un seul; même Rachel Killick (qui a fait la seule étude sérieuse de la forme du sonnet au dix-neuvième siècle) se trompe, qui ne lui en accorde que quatre!). On les trouvera tous plus loin dans cet ouvrage.

L’année 1829 s’achève par un sonnet de Musset (7), qui n’a pas perdu de temps pour s’y mettre et l’insérer dans ses Contes d’Espagne et d’Italie.

S’il est pour un cœur d’homme un battement sublime, — 1829 (9)

Etienne Cordellier-Delanoue in La Psychè

Sonnet
A V.H.

S’il est pour un cœur d’homme un battement sublime,
C’est celui que réveille en mon sein frémissant
Du grand poète ému le redoutable accent : –
Il a des yeux ardens dont la flamme m’anime !

Au Sacrificateur je livre sa victime,
Heureux de palpiter sous son genou puissant !
Un feu plus généreux fait bouillonner mon sang ;
Et ma tête, plus vaste, en ses rêves s’abîme.

Car l’Homme de génie a le front large et beau !
Et, magiques reflets d’un céleste flambeau,
Des éclairs caressans passent sur son visage ;

C’est ainsi que ce soir tout mon être a frémi …
Et je me sens bien fier d’avoir, à ton passage,
Ce soir, dans mes deux mains serré ta main d’ami.

Q15  T14 – banv

L’étroit sentier du val où souvent le pied glisse, — 1829 (8)

Charles Brugnot in Revue des Deux Mondes (mars 1833)

Sonnet

Parmi la mousse rouge et les fraises fleuries
Nous nous sommes assis en face des grands bois,
Ne voyant que le ciel, n’entendant que la voix
Des brises et des eaux, courant dans les prairies.

Tous trois jeunes amis, tous aimant à chercher
L’étroit sentier du val où souvent le pied glisse,
La chemine des bois que le bon Dieu bénisse
Et le pommier tout rose aux flancs gris du rocher.

Nous nous sommes assis ; et ce val solitaire
Où l’homme rêve et sent que son cœur aime mieux,
Nous a fait dire à tous, en nous mouillant les yeux ;
« C’est un jour de bonheur ensemble sur la terre ! »

Nous reviendrons encor , nous viendrons une fois,
L’autre mai nous asseoir là, sur la même mousse,
Causant et répétant que la journée est douce ….
Mais est-il sûr, amis, que nous viendrons tous trois ? ….

Sainte-Foix, vendredi 8 mai 1829

Quatre quatrains à rimes embrassées ; désigné comme ‘sonnet’!

Que j’aime le premier frisson d’hiver! le chaume, — 1829 (7)

Alfred de Musset Contes d’Espagne et d’Italie

Sonnet

Que j’aime le premier frisson d’hiver! le chaume,
Sous le pied du chasseur, refusant de ployer!
Quand vient la pie aux champs que le foin vert embaume,
Au fond du vieux château s’éveille le foyer;

C’est le temps de la ville. – Oh! Lorsque l’an dernier,
J’y revins, que je vis ce bon Louvre et son dôme,
Paris et sa fumée, et tout ce beau royaume
(J’entends encore au vent les postillons crier),

Que j’aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine
Sous ses mille falots assise en souveraine!
J’allais revoir l’hiver. – Et toi, ma vie, et toi!

Oh! dans tes longs regards j’allais tremper mon âme;
Je saluais tes murs. – Car, qui m’eût dit, madame,
Que votre coeur si tôt avait changé pour moi?

Q10 – T15

Quand l’avenir pour moi n’a pas une espérance, — 1829 (6)

Sainte Beuve

Quand l’avenir pour moi n’a pas une espérance,
Quand pour moi le passé n’a pas un souvenir,
Où puisse, dans son vol qu’elle a peine à finir,
Un instant se poser mon Ame en défaillance;

Quand un jour pur jamais n’a lui sur mon enfance,
Et qu’à vingt ans ont fui, pour ne plus revenir,
L’Amour aux ailes d’or, que je croyais tenir,
Et la Gloire emportant les hymnes de la France.

Quand la Pauvreté seule, au sortir du berceau,
M’a pour toujours marqué de son terrible sceau,
Qu’elle a brisé mes voeux, enchaîné ma jeunesse ,

Pourquoi ne pas mourir? de ce monde trompeur
Pourquoi ne pas sortir sans colère et sans peur,
Comme on laisse un ami qui tient mal sa promesse?

Q15 – T15

Ne ris point des sonnets, ô critique moqueur! — 1829 (5)

Sainte Beuve mis dans l’exemplaire des Oeuvres de Ronsard offert à Victor Hugo à l’occasion de son mariage

Imité de Wordsworth

Ne ris point des sonnets, ô critique moqueur!
Par amour autrefois en fit le grand Shakespeare;
C’est sur ce luth heureux que Pétrarque soupire,
Et que le Tasse aux fers soulage un peu son coeur;

Camoens de son exil abrège la longueur,
Car il chante en sonnets l’amour et son empire;
Dante aime cette fleur de myrte, et la respire,
Et la mêle au cyprès qui ceint son front vainqueur;

Spencer, s’en revenant de l’île des féeries,
Exhale en longs sonnets ses tristesses chéries;
Milton, chantant les siens, ranimait son regard:

Moi, je veux rajeunir le doux sonnet en France:
Du Bellay, le premier, l’apporta de Florence,
Et l’on en sait plus d’un de notre vieux Ronsard.

Q15 – T15  – banv – s sur s

A toi, Ronsard, à toi, qu’un sort injurieux — 1829 (4)

Sainte Beuve mis dans l’exemplaire des Oeuvres de Ronsard offert à Victor Hugo à l’occasion de son mariage

A Ronsard

A toi, Ronsard, à toi, qu’un sort injurieux
Depuis deux siècles livre aux mépris de l’histoire,
J’élève de mes mains l’autel expiatoire
Qui te purifiera d’un arrêt odieux.

Non que j’espère encore, au trône radieux
D’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire;
Tu ne peux ici-bas remonter à ta gloire;
Vulcain impunément ne tomba point des Cieux.

Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’honneur!

Qu’on dise: il osa trop, mais l’audace était belle;
Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands, depuis, ont eu plus de bonheur.

Q15 – T15

Sur un trône plus haut encor, viens te placer; — 1829 (3)

A. Fontaney mis dans l’exemplaire des Oeuvres de Ronsard offert à Victor Hugo à l’occasion de son mariage

Sur un trône plus haut encor, viens te placer;
Tu l’avais dit: Ton sceptre, ô Victor, c’est ta lyre.
Les insensés pourtant, quel était leur délire!
Avaient cru que son poids te dût sitôt lasser!

Quoi! sur ton char de gloire en te voyant passer,
Par cet appât vulgaire ils pensaient te séduire,
Et que, dans ton chemin, cet or qu’ils faisaient luire,
Comme un prix de tes chants tu l’irais ramasser!

Majesté du génie, à toi le diadème
Radieux, éternel; tu l’as conquis toi-même,
Et tu sais le porter, et tu ne le vends pas!

Qu’ils tremblent de fouler ces domaines de l’âme,
Tes royaumes, volcans assoupis, dont la flamme
A ta voix, en Etans, jaillirait sous leurs pas.

Q15 – T15

par Jacques Roubaud