Je fais parfois le rêve étrange et pénétrant — 1967 (2)

Raymond QueneauCourir les rues


Rue Paul-Verlaine

Je fais parfois le rêve étrange et pénétrant
d’une rue en étain blanchâtre et maternelle
l’un et l’autre trottoir palpite comme une aile
tandis que sa chaussée a tout son poids d’étant

les ruisseaux de plomb pur s’écoulent dans l’étang
qu’engloutit une bouche à béance immortelle
à chaque extrémité s’inscrit une marelle
que ne traverse point le vulgaire impétrant

Sous un ciel de titane un seul toit promeneur
lentement se déplace au-dessus des bâtisses
où grouille un animal qui ressemble à ma sœur

Calme en son sicamor incertaine et factice
cette voie a le charme amarante et boudeur
de pouvoir se plier sans perdre son odeur

Q15 – T19

La beauté nous suggère un désir de surcroît. — 1967 (1)

Igor Astrow, trad. – Cent sonnets de Shakespeare


1

La beauté nous suggère un désir de surcroît.
Rose, on ne la vit pas fanée et transitoire.
Et, comme avec le temps mûrie, elle déçoit,
Par un tendre héritier se transmet sa mémoire.

Or, toi plein de toi-même et de ton propre éclat,
De ta substance exquise alimentant ta flamme,
Tu fais famine, alors que l’abondance est là
Et toi-même es le pire ennemi de ton âme.

Tu parais aujourd’hui le plus frais ornement
Du Monde et seul héraut des printanières fêtes.
Mais en te cantonnant en ton contentement,
Tu prépares ainsi ton ultime défaite.

Prends donc pitié du monde et ne le prive pas
De beauté sans pareille, à l’heure du trépas.

shmall – sh1

Merci pour la Vérole et gardez le Pourboire. — 1966 (8)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé


Sonnet attribué

Merci pour la Vérole et gardez le Pourboire.
Je m’en vais vers là où on va.
J’ai des soucis, comme la Loire,
J’ai des sourcils froncés très bas.

Je vais, triste et certain des fruits de ma Victoire.
Je suis Vainqueur. Je ne sais pas de Quoi.
Vous êtes de passage au plafond de ma Gloire.
Les Manèges de la Graisse ont fait de nous Trois.

Trois par un puis par quatre et l’air
Pousse dans son trombone une expression divine.
Ce qui est noir ici par là-bas d’illumine.

On dirait la clarté; on dirait cet œil clair,
Et ce Spectacle aussi que mon regard termine:
L’Ovale Vérolé du Visage d’Hermine.

Q32 – T29 – 2m : octo: v.2, v.3, v.4, v.9 ; déca:v.6

L’ère des cuisiniers n’a plus rien à m’apprendre. — 1966 (7)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé

L’ère des cuisiniers

L’ère des cuisiniers n’a plus rien à m’apprendre.
Je sais comme eux choisir la viande la moins tendre
et la laisser après molle comme un tampon.
Ce que moi je leur fais et de moi ce qu’ils font.

J’en ai la clef. La boîte et le couvercle! – Entendre
complète ce qui parle; on traverse le pont
comme le pont, sous lui, laisse un fleuve descendre;
On monte et l’escalier qui descendait répond.

L’étage, le palier, la famille, la pause,
l’effet qui met son pied dans la main de la cause,
l’enfant qui fait un ventre au couple désuni,

ce qu’il faut, c’est le bruit de ce muet qui cause;
c’est cette main de mort sur notre amour puni:
La nuit, pareille au jour et pareille à la nuit.

Q2 – T8

Je ne prends pas ce que je touche — 1966 (6)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé


Je ne prends pas ce que je touche

Je ne prends pas ce que je touche
Mais je suis touché par milliers.
Je parle sans manger. Ma bouche
a ses pélicans familiers.

Mon seul œil a les cils pliés.
J’ai deux soleils, mais pour qu’ils louchent:
l’un se lève, l’autre se couche:
je reste assis sur mes souliers.

Je ne sais pas ce que me veulent
père et mère, fille et filleule,
la pesanteur ni les besoins.

Je suis divisé par mes nombres
comme la nuit l’est par les ombres,
comme le dé l’est par ses points.

Q10 – T15 – octo

Demain, devant le premier pain, le premier lait, — 1966 (5)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé


Demain, devant le premier pain ….

Demain, devant le premier pain, le premier lait,
la première lumière et le premier moi-même,
devant ce qui n’est plus, devant ce que je sème,
comme la cause reste en face de l’effet,

Tu sortiras debout dans mes bras, mon problème,
la cause de ma mort, et je te referai,
Toi, soleil de mes yeux, miroir de mon reflet,
toi qui pèses du poids de tout ce qu’en moi j’aime,

Tu sortiras, tu resteras, comme le noir
reste au bord de ce blanc par quoi le rouge arrive.
Tu resteras le mieux, le pire, et ce qui prive
l’amour d’être l’amour, le matin d’être soir.

Tu resteras, tu reviendras, tu fermeras
le matin sur le soir et la mort sur les rats.

Q16 – T30 – disp: 4+4+4+2

Le jour, quand il finit, ne finit rien que lui, — 1966 (4)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé

Le jour, quand il finit

Le jour, quand il finit, ne finit rien que lui,
que lui le jour – ou plutôt: Mon jour, ou plutôt
ce qui me revenait du jour, ce qu’il me faut
de jour pour accepter mon retour à la nuit;

ma part de jour selon mon appétit, selon
mon souffle; ou ce qu’il faut au jour, ou ce que veut
de moi le jour à chaque regard de mes yeux,
puisque mon cercle tourne et que les jours s’en vont.

Rien n’est fini de moi quand le soleil s’en va.
Rien n’est fini de lui quand la nuit tombe et ferme
sa porte entre nous deux comme un double épiderme.
Rien. cette nuit n’est rien que le soleil sans moi.

Aussi, pour que jamais quelque  chose finisse,
Hors du jour et de moi je dois chercher mes fils.

Shmall*

Plus que pour moi, la première ironie est là — 1966 (3)

Roland Dubillard Je dirai que je suis tombé


Les peupliers

Plus que pour moi, la première ironie est là
pour le désespoir et pour une autre ironie
qui viendra la croiser et la finir, finie
comme la croix de l’os sur moi se finira:

Je finirai, fini et fermé comme un rat;
Tu te refermeras sur ma vie, et ma vie
sur toi se fermera et sur toi la Folie
abattra ses vautours et rabattra son drap.

Que serons-nous, moi-même et toi-même, étranglés?
Et que deviendrons-nous, nous la Terre, et les blés,
de ce noir, sauront-ils extraire la lumière?

Lumière! il faut pourtant soustraire à cette terre
un peu d’ombre, un peu de soleil, et par milliers
ravir la proie à l’ombre et l’ombre aux peupliers.

Q15 – T13

Le bruit du pas-de-bruit d’un pas — 1966 (2)

Olivier LarrondeL’arbre à lettres


Le pas – pas

Le bruit du pas-de-bruit d’un pas
Qu’a-t-il à ne nous dire pas
Qu’en toi le peu de bruit des pas
Fait la rigole d’un trépas

Réfléchissons là que poissons
Pas dans l’eau d’un bonheur sans rex
Quand le talon des ultrasons
Veut bien circonscrire un inflex

Le deux fois pas de bruit des pas
Met de trop ton chat qui pénètre
Par la fenêtre du non-être

Jusqu’à ne peut-être pas naître
Dans le pas-toi de mon patois
Où l’image n’a mis qu’un toit.

aaaa bcbc add dee – octo

L’océan mesuré sur quoi je règne en maître — 1966 (1)

Olivier LarrondeL’arbre à lettres

A ma plage

L’océan mesuré sur quoi je règne en maître
Va léchant tes longs pieds en plage surhumaine.
La minuscule tête ouverte à la fenêtre,
Lui garde tout pour lui sauf des vagues amènes.

Il garde la distance, un monde à ses fenêtres,
Des madrépores morts sans tombeau que lui-même;
L’intérieure plaie des coraux se démène
Dans l’absence d’échos sous sa robe de prêtre.

S’en veut-il ignorer la douce pourriture
Qu’un coup d’air fait entrer sous de moins souples fronts,
Qu’un ciel compréhensif par ses ors les moins dures

Eût en douceur brûlé tel un baiser d’affront,
Qu’il vide ses bruits purs et garde son silence
Pour t’y garder de soi en toute vigilance.

Q9 – T23

par Jacques Roubaud