Le pays du début d’octobre n’avait fruit — 1965 (8)

Yves Bonnefoy Pierre écrite


La parole du soir

Le pays du début d’octobre n’avait fruit
Qui ne se déchirât dans l’herbe, et ses oiseaux
En venaient à des cris d’absence et de rocaille
Sur un haut flanc courbé qui se hâtait vers nous.

Ma parole du soir,
Comme un raisin d’arrière-automne tu as froid,
Mais le vin déjà brûle en ton âme et je trouve
Ma seule chaleur vraie dans tes mots fondateurs.

Le vaisseau d’un achèvement d’octobre, clair,
Peut venir. Nous saurons mêler ces deux lumières,
O mon vaisseau illuminé errant en mer,

Clarté de proche nuit et clarté de parole,
– Brume qui montera de toute chose vive
Et toi, mon rougeoiement de lampe dans la mort.

bl – 2m :6s: v.5

Souvent me suis, comme un con, pris — 1965 (7)

Olivier Larronde L’ivraie en ordre (ed. 2002)

A sa queue

Souvent me suis, comme un con, pris
A rêver, un doigt sur ta nuque
De trancher le sphinx incompris
Qui, bien membré, me laisse eunuque.

Puisque tu n’appartiens qu’à toi.
Si je t’osais tailler en pipe
Gicler au visage des rois
Plutôt que visiter la tripe.

Exaspérant bête. Joie
Lors, à mâchonner impuissant
Ton pétale, qui le rougeoie.

Son menstruel frère de sang!
Va, d’autre tunique – mon chat, loir
Sans griffe et d’épine que toi -,
Cauchemarde le nonchaloir.

Q59 – cdc dec e – octo – 15v

Douce est la belle comme si musique et bois, — 1965 (6)

Jean Marcenac & André Bonhomme trad. Pablo NerudaLa centaine d’amour

10

Douce est la belle comme si musique et bois,
Agate, voile, blé, et pêchers transparents
Avaient érigé sa fugitive statue.
A la fraîcheur du flot elle oppose la sienne.

La mer baigne des pieds lisses, luisants, moulés
Sur la forme récente imprimée dans le sable;
Maintenant sa féminine flamme de rose
N’est que bulle battue de soleil et de mer.

Ah! que rien ne te touche hormis le ciel du froid!
Que pas même l’amour n’altère le printemps.
Belle, réverbérant l’écume indélébile,

Laisse, laisse ta hanche imposer à cette eau
La neuve dimension du nénuphar, du cygne
Et vogue ta statue sur l’éternel cristal.

bl – tr

Vous soupirez, bien sûr: « Ah, pas le pélican! » — 1965 (5)

Jacques Bens41 sonnets irrationnels

Théorisants, IV

Vous soupirez, bien sûr: « Ah, pas le pélican! »
…………………………… ces tripes à l’encan
ce flanc qu’on met en perce!

Laissez-moi z’ajouter: et surtout pas Claudel.

…    qui sur nous déverse
dans des vers trompetteurs la voix du Vatican!
….       je préfère Racan
………….     et même Perse.

………………. en aucun cas Claudel.

Cet ignorant qui ne sut pas faire un rondel
….. mieux fait de cacher sa manie
…… au tréfonds du Carmel,
son Père Eternel!
……………………….. ça, le génie?

Pourquoi m’avoir donné rendez-vous sous la pluie? — 1965 (4)

Jacques Bens41 sonnets irrationnels


Antérimé

Pourquoi m’avoir donné rendez-vous sous la pluie?
Pourriez-vous patienter sous l’averse insolente?
A longs flots, le ciel noir se vide sur ma tête.

Faut-il vous espérer pour supporter cela?

A l’ombre des regrets je verrai ma patience
Pourrir tout doucement sans s’en apercevoir
Pourtant, je croyais bien que vous étiez sincère.
Allons, vous ne m’aimez pas comme vous le dites.

Faut-il vous supporter pour espérer cela?

Faute d’un peu d’amour mon âme se dessèche.
Avouez ce jeu cruel où vous vous complaisez,
Jeu de dupes qui fait se crisper les sourires.
Je m’excuse, mais je vais retirer mes billes.
Ah, vous regretterez cette pluie dans mon cœur.

Je ne hanterai plus les graves officines — 1965 (2)

Jacques Bens41 sonnets irrationnels


Nostalgique

Je ne hanterai plus les graves officines
Où mes amis, tout doucement, prennent racine,
Racines que j’envie sous mes airs fanfarons,

Car, au delà de tout, j’aime l’odeur des livres.

Si j’ai troqué la plume pour les moucherons
(C’est façon de parler, poétique et vaccine),
Si j’ai, dis-je, choisi le champ et les fascines,
Je n’ai pas renié mon sang d’écriveron:

Toujours, par dessus tout, j’aime l’odeur des livres.

Ah, connaître à nouveau ce monde qui m’enivre!
Retrouver, chaque jour, mes cousins correcteurs!
Renifler le parfum froid des clichés de cuivre!
Revivre, enfin, la vie qui déjà m’a fait vivre,
Et, parbleu, débarquer comme un triomphateur!

Je vais donc retrouver mes anciens horizons, — 1965 (1)

Jacques Bens41 sonnets irrationnels

Mélancolique

Je vais donc retrouver mes anciens horizons,
Cette odeur pas perdue des vents et des maisons,
J’ai l’air d’abandonner, mais n’ayez nulle crainte:

Si je quitte Paris, c’est pour le mieux aimer.

On incline à brusquer une banale étreinte.
Mais que vaut cet orgueil qui n’est plus de saisons?
Allez donc réunir le cœur et les raisons.
La ville, en souriant, laisse sa rude empreinte:

Je vais vous retrouver, mes anciens horizons.

Vous mieux aimer, je ne pouvais y croire, mais
Je vois bien qu’aujourd’hui le présent nous emporte.
Il me faut, pour vous voir, m’éloigner quelque peu.
J’enferme mes regrets, puisque cela se peut,
Après avoir glissé ma clé sous votre porte.

incise 1965

Jacques Bens41 sonnets irrationnels

 » Le sonnet irrationnel

Nous appelons Sonnet irrationnel un poème à forme fixe, de quatorze vers (d’où le substantif sonnet), dont la structure s’appuie sur le nombre pi (d’où l’adjectif irrationnel).
Ce poème, en effet, divisé en cinq strophes successivement et respectivement composées de : 3 – 1 – 4 – 1 – 5 vers, nombres qui sont, dans l’ordre, les cinq premiers chiffres significatifs de pi. (Le suivant est un 9; c’est pourquoi on donne habituellement, comme valeur de pi, 3,1416, qui est la meilleure approximation de 3,14159).
Il est clair que l’on aurait pu prendre un nombre plus élevé de chiffres significatifs. Trois raisons essentielles nous en ont empêché:
a) La strophe suivante eût contenu neuf vers, ce qui eût considérablement déséquilibré le poème, puisque les cinq premières  en contiennent, en moyenne, deux virgule huit;
b) Le nombre total des vers eût été porté à vingt-trois, ce qui est beaucoup pour un sonnet, même irrégulier.
c) Enfin, les cinq premières strophes manifestent une progression, qui ne manque pas d’harmonie et qu’eût rompu l’adjonction des neuf vers d’une sixième (pour ne rien dire des deux, cinq, deux, quatre, etc., vers des suivantes).
Nous avons vite observé que les deux strophes à vers unique (strophe II ou vers 4, et strophe IV ou vers 9) devaient se comporter comme une façon de refrain. Ainsi se tempérait leur singularité. Ainsi, notre sonnet irrationnel retrouvait une grande tradition de la poésie française, presque oubliée avec la ballade, bien disparue, avec le rondeau, le rondel, le triolet, la villanelle.
Cette décision arrêtée devait, naturellement, influencer, sinon déterminer, le choix de la répartition des rimes.
On imagine aisément que cette répartition pouvait s’effectuer de manières fort différentes. Celle que nous avons adoptée, outre qu’elle respecte la présence de notre ‘refrain’, présente deux avantages principaux: alternance des rimes masculines et féminines, et proximité suffisante des rimes semblables.

….

Le poème est bâti sur quatre rimes A,B,C,D. Les rimes A et C sont de même sexe, et de sexe opposé à B et D. Il faut 4A, 3B, 4C (pour cinq vers) et 2D. En voici le schéma:
1. A +
2 A +
3 B –
4 C+
5 B –
6 A +
7 A +
8 B –
9 C + (identique à 4)
10 C +
11 D –
12 C +
13 C +
14 D –

Hors paradis terrestre, en fleur d’or animé, — 1964 (1)

Emile Roumer Rosaire (couronne de sonnets)

sonnet liminaire
Immaculée conception

Hors paradis terrestre, en fleur d’or animé,
Eve entre flore ingrat, caverne l’ours pour asile,
Flancs déchirés par enfantement main inhabile
A repousser la mort et serpent endiamé*

Lors Isaïe té dit, parole enflammé
Le Christ oun vierge t’a fe l’, cé fond même l’Evangile
De Pi à Jean XXIII – Min san t’a pi facile
Soti lan jardin clos ou lun tombeau fermé ?

La Genèse pas t’ manqué prédi gloire deuxième Eve
Et toute chrétiene connin la Vierge, à la relève
T’a crasé tête serpent pour trahison passé.

Lan salut genre humain Bon Dieu prend, bien suprême
Choisit ac dilection rameau tige a Jessé
Pour que fleur donnin fruit et rété fleur quand même !

Q15  T14  – banv – métrique irr.

par Jacques Roubaud