« Après vous » « Après moi » L’échange volatile — 1958 (8)

Raymond Queneau Sonnets

Voilà que j’assiste à un grand dîner officiel

« Après vous » « Après moi » L’échange volatile
De ces mots survolant les côtes de rastron
Me semble en vérité de plus en plus futile
Depuis que j’ai gâté de sauce mon plastron

Pour aller au banquet des rois du mirliton
Je m’étais habillé non sans un certain style
On mangea de l’orange avec du caneton
Et des petits gâteaux de chez Lefèvre-Utile

Les yeux écarquillés je somnolais pantois
Il y eut un discours et puis deux et puis trois
En moi-même admirant ma conduite exemplaire

Mais en baissant les yeux épouvanté je vois
La tache que j’avais plaqué avec mes doigts
Sur ma chemise blanche effort vestimentaire

Q11 – T6

Il y avait une fois un vers de douze pieds — 1958 (7)

Raymond Queneau Sonnets

Invraisemblables sornettes de sodomites convertis

Il y avait une fois un vers de douze pieds
Qui se sentait trop seul cherchait un acolyte
Il n’alla pas plus loin que le bout de son nez
Et trouva le copain qu’il voulait tout de suite

Ils firent connaissance et tous deux étonnés
Qu’ils eussent en commun la rime sodomite
Contents un peu jaloux ils s’étaient accordés
Pour juger la rencontre un peu hermaphrodite

Le temps passa De deux ne devenant pas trois
Une astuce leur vint: la rime féminine
Puis d’autres: la césure et l’hiatus bien sournois

Il n’y eut plus de borne à tout ce feu grégeois
Multipliant sans fin prouesses comme exploits
Ils firent du sonnet la suprême combine

Q8 – T16 – s sur s

Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire — 1958 (6)

Raymond Queneau Sonnets

Qui cause? qui dose? qui ose?

Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai

Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
A ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait

Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain

D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
A l’infini poème apporter une fin

Q8 – T15

Acriborde acromate et marneuse la vague — 1958 (5)

Raymond Queneau Sonnets

Acriborde acromate et marneuse la vague
au bois des écumés brouillés de mille cleurs
pulsereuse choisit un destin coquillague
sur le sable ou les nrous nretiennent les nracleurs

Si des monstres errants emportés par l’orague
crentaient avec leurs crons le crepâs des sancleurs
alors tant et si bien mult et moult c’est une ague
qui pendrait sa trapouille au cou de l’étrancleur

Où va la miraison qui flottait en bombaste
où va la mifolie au creux des cruses d’asthe
où vont tous les ocieux sur le chemin des mers

on ne sait ce qui court en poignant sur la piste
on ne sait ce qui crie en poussant le tempiste
dans le ciel où l’apur cherche un benith amer
on ne sait pas?

Q8 – T15 + x – 4s: v.15 – 15v

Entre deux grands pays c’est un maigre sentier — 1958 (4)

Pierre-Jean JouveInventions

Sente

Entre deux grands pays c’est un maigre sentier
Unique et solitaire aveugle: entre les neiges
D’une haute abstraction des eaux et du ciel
Et le gouffre argenté du souvenir d’Hélène.

Le minuscule amour est un sentier d’herbage
Où la terre hésitante entre les durs cailloux
Et quelque monument de roc et de ravage,
Se courbe se reprend et s’effondre à genoux,

La végétation l’étouffant d’un automne:
Campanules et thym saxifrages de sang
Les ruines blanches et les potentilles jaunes

Tumulte infime et tout embrassé par le vent!
Et l’immense solaire avec la petite ombre
O bleu de sphère sur la tristesse du temps.

r. exc..

Souvent, tel un printemps répandu sur la mer — 1958 (3)

Pierre-Jean JouveInventions


Musique

Souvent, tel un printemps répandu sur la mer
J’ai suivi les remous des cordes bois et cuivres:
Sauvage allait la cavalière de la mort
Sonnant l’orage pour le malheur de la terre;

Ou douce de ses oiseaux déchirants, un soleil
Dans les pleurs, et le chant raisonnable des anges
Ayant séduit la bête avec un œil soyeux
Pour l’idylle du temps l’éternelle louange;

Discours infiniment tu par l’intime étrange
O gloriole des sons esprit de vision
Mystère entier comme est cette humaine vision.

r.exc – 11v  

Tu es plus belle que la nuit et comme Isis — 1958 (2)

Pierre-Jean JouveInventions

Isis

Tu es plus belle que la nuit et comme Isis
Tu es debout sur les cornes bleues de la lune,
Ta chair si blanche échappe au terme de beauté
Par mystère de lait irrigué de sang rose;

Comme une reine du ciel vert sur les nuages
Enveloppée avec l’écharpe des pensers
Ivre dès la naissance encore es-tu plus sage
De régner sur l’humain sans même le toucher;

Par un léger accord ou promesse d’un dieu
Se fait l’enfantement de tes rythmes et sphères
Et le stupre d’amour arraché des bas lieux,

O Beauté chaude et la dernière de nos âmes
Messagère de Dieu et rêve du sauveur,
Là où nul homme ne respire tu es charme.

bl  Indépendamment les quatrains et les tercets respectent l’alternance des mots-rimes (ainsi, jadis Du Bellay dans ‘arrière, arrière, ô méchant populaire », dans le sonnet entier»)

La Nation débordait de cent torrents grossie — 1958 (1)

Henri BassisSonnets pour la République


La Mer

La Nation débordait de cent torrents grossie
Toutes les rues charriaient ce soir d’étranges fleuves
Une coulée d’azur trouant les jours d’épreuves
Comme si l’Avenir faisait une éclaircie

Des hommes avançaient en bleu les mains noircies
Et des femmes portant parfois des robes neuves
Des gavroches sifflaient Paris faisait ses preuves
La République était vivante Dieu merci

Chantant grondant riant oubliant sa fatigue
Tout un peuple océan battait contre ses digues
Moi j’écoutais sans fin ce géant respirer

Je sais qu’un Mai toujours démentira Brumaire
Une vague me prit et j’entrai dans la mer
Où lente mûrissait une énorme marée.

Q15 – T15

Est-il vrai qu’en ces lieux l’enchanteur ait passé, — 1957 (6)

Léon Lafoscade & Louis-Ferdinand Flutre Fantaisie brugeoise

Le lac d’amour

Est-il vrai qu’en ces lieux l’enchanteur ait passé,
Que le roseau des bords dissimule une ondine
Capable de verser à celui qui chemine
Un charme sous lequel il demeure insensé ?

Quel couple cependant resterait enlacé
Quand le prestigieux mirage le fascine ?
La plus prompte à céder se fait soudain béguine
Le plus entreprenant s’arrête ambarrassé.

Car Sainte Elizabeth prend en sa sauvegarde
Quiconque sur la berge à ses pieds se hasarde.
Dans les reflets du ciel où tremble un long clocher,

Le cygne se balance en rythme liturgique ;
Vigne et saule pleureur s’affligent du péché,
Et tout amour devient communion mystique

Q15  T14 – banv

La rime est un carcan : je n’en fais pas mystère, — 1957 (5)

Florilège des Sonnets d’Arvers rénovés et signés des lauréats du Concours de la Muse d’Oc

(Georges Poucet)
L’énigme d’art vert

La rime est un carcan : je n’en fais pas mystère,
Un supplice plus dur, dans ce genre, est conçu,
Car le sonnet d’Arvers (j’eus préféré me taire)
Je dois le pasticher, ne l’ayant jamais su.

Mais, pourtant, ce problème est-il inaperçu ?
Non, près des Jeux Floraux, on n’est pas solitaire ,
Et plus d’un cavalier aura mis pied à terre :
Descendant de Pégase, il sera bien reçu.

Il lui faudra choisir le sévère ou le tendre ,
S’inspirer de son mieux, s’il veut se faire entendre,
Qu’on puisse en l’écoutant le suivre pas à pas,

En restant, à la rime, entièrement fidèle,
Gagnant le dernier vers encor tout rempli d’elle,
Il dira : c’est fini ! mais ne finira pas.

Q10  T15  arv  s sur s

par Jacques Roubaud