Le soleil bas, à flots bouleversés, déferle; — 1919 (3)

Jules SuperviellePoèmes

Coucher de soleil basque

Le soleil bas, à flots bouleversés, déferle;
Et le ciel épuisé par sa pourpre et ses fleurs
Passe insensiblement du rubis à la perle;
Un grave repentir pénètre les couleurs.

L’azur devient lilas et l’écarlate rose;
Et les meules de foin qui gaspillaient leur sort
Semblent se recueillir. Le chemin se repose
D’avoir été si blanc comme d’un grand effort.

Un fleuve de blé mûr coule entre les collines,
Il n’est plus, maintenant, mille fois hérissé,
Et roule du velours en transparence fines.
Son éclat en pâleurs légères a passé.

C’est l’heure où, chaque jour, dans une étreinte pure,
La Montagne et le Ciel mêlent leurs chevelures.

shmall

Rieuse et si peut-être imprudemment laurée — 1919 (2)

André BretonMont de piété

Rieuse

Rieuse et si peut-être imprudemment laurée
La jeunesse qu’un faune accouru l’aurait ceinte
Une Nymphe au Rocher qui l’âme (sinon peinte
L’ai-je du moins surprise au bleu de quelque orée)

Sur la nacelle d’or d’un rêve aventurée
– De qui tiens-tu l’espoir et ta foi dans la vie? –
Des yeux reflèteraient l’ascension suivie
Sous l’azur frais, dans la lumière murmurée ….

– Non plutôt de l’éden où son geste convie
Mais d’elle extasiée en blancheur dévêtue
Que les réalités n’ont encore asservie:

Caresse, d’aube, émoi pressenti de statue,
Eveil, aveu qu’on n’ose et pudeur si peu feinte,
Chaste ingénuité d’une prière tue.

Q45  T20 rimes féminines

Il était, au delà des jeunes frénésies, — 1919 (1)

Francis JammesLa vierge et les sonnets

I

Il était, au delà des jeunes frénésies,
Un coin inaccessible & noir dans la forêt.
Cette forêt était mon cœur, ce coin secret,
La source où s’en venaient boire mes poésies.

Que si je t’ai jamais aimée, enfant choisie,
Si mon rythme a jamais gémi sur tes bras frais,
Je te cachai cette heure où je me retirais
Pour écouter le flot où nageait l’harmonie.

Je t’adresse aujourd’hui cette confession:
Laissant l’échelle d’or et ses illusions,
Quand s’effeuillait dans l’agrandissement des choses,

A travers le pertuis des dômes de ces bois,
Sur l’eau pure, un couchant fait de bouquets de roses,
C’est Dieu que j’appelais, je m’éloignais de toi.

Q15 – T14 – banv

Mon goût a son secret, ma teinte son mystère, — 1918 (8)

Léo Claretie Sonnets au front d’Arvers

La gnole

Mon goût a son secret, ma teinte son mystère,
Chef-d’œuvre d’alchimie en un tonneau conçu.
Ammoniaque ou pétrole ? Hélas ! je dois le taire,
Car celui qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Si je me trouve ici dans mon flacon de verre
Honorée à l’égal des fines de bon cru,
C’est que mon fabriquant, d’un ton autoritaire
A dit : « ça peut se boire ! »  et l’intendant l’a cru.

Aussi bien j’aurais pu, par d’autres artifices,
Devenir brillant belge ou bien eau dentifrice,
Mais gnole l’on m’a fait. Donc à chaque repas

Celui qui de me boire aura la folle audace
Dira, grinçant des dents et faisant la grimace :
« Quel est donc ce liquide ? »  et ne comprendra pas.

Q10 – T15 – arv

Léo Claretie : Son sonnet est toujours debout.
Il n’y a pas de sonnet de Pétrarque qui ait eu un vogue comparable à celle de ces vers.
L’une des premières réponses  fu écrite par madame Cecile Coquerel qui signa C. Gay, ce qui fit attribuer le sonnet à Sophie Gay. Les femmes furent sans doute enchantées de la réplique, cer elles la chantent sur la musique de mademoiselle Casalonga.
On le récite dans les tranchées, et les poilus le savent par cœur. Et quand ils sont de loisir, ils le parodient.
Jules Janin : ce peit bousquet de myosotis traversera les siècles.

Mon âme a son secret, mon vie a son mystère — 1918 (7)

Léo Claretie Sonnets au front d’Arvers

Le Bocophage

Mon âme a son secret, mon vie a son mystère
Mon plan pour m’embusquer habilement conçu.
Je n’ai jamais aimé le métier militaire,t
Et pour m’y dérober j’ai fait ce que j’ai pu.

Je voulais simplement passer inaperçu
Et faire jusqu’au bout mon temps sur cette terre,
Il me fallait trouver un emploi salutaire
J’osai le demander, aussi je l’ai reçu.

Et bien que le public ne me soit pas très tendre,
J’irai droit mon chemin, paisible, sans entendre
Les murmures jaloux élevés sur mes pas.

A l’austère bureau tenacement fidèle
On dira, me sachant dans cette citadelle :
« A quoi bon le poursuivre ? on ne l’y prendra pas! »

Q10 – T15 – arv

Elle vit d’une vie infinie et plus haute — 1918 (6)

Tolia Dorian Poésies lyriques

La Joconde

Elle vit d’une vie infinie et plus haute
Que le Présent instable en sa réalité :
Les siècles font cortège à sa grâce sans faute,
Et dorent, en passant, son éternel été.

D’un sanctuaire altier elle est le très pur hôte,
Placide et venimeuse Idole de beauté ;
Ses yeux pervers n’ont pas une ombre que leur ôte
Leur sereine et railleuse invincibilité …

O Dame au fin sourire, aux cheveux blonds de cendre,
Dame au large front ceint du ruban emperlé !
A nul mortel, voulant pénétrer ton air tendre,

De tes lèvres-serpents tu n’as jamais parlé …
Et tes royales mains n’ont pas laissé surprendre
Un seul secret des plis dont ton sein est voilé !

Q8  T20

Ce n’est point votre sœur, marquise, et vous, comtesse, — 1918 (5)

A. in Les heures de la guerre

A Louise callipyge

Ce n’est point votre sœur, marquise, et vous, comtesse,
Celle qui dans mes sens fait couler le désir ;
Le robuste idéal de mon charnel désir
C’est une grosse fille avec de grosses fesses.

Elle le corps poilu comme aux rudes faunesses
Et des yeux grands ouverts distillant le plaisir,
Mais dans sa belle chair, le meilleur à saisir
C’est son cul souple et dur, si frais sous les caresses ;

Plus frais qu’en juin la source et qu’aux prés le matin
Quand il vient en levrette avec un jeu mutin
Au ventre s’adapter d’amoureuse manière ;

Et rien alors n’est plus gai pour le chevaucheur
Que de voir, dans son cadre ondoyant de blancheur,
Le joyeux va-et-vient de l’énorme derrière …

Q15  T15

Cette nuit-là, mignonne avait l’amour morose … — 1918 (4)

Monsieur de la Braguette in Les heures de la guerre

Chauvinisme

Cette nuit-là, mignonne avait l’amour morose …
Ses nénais énervés, languissants, presque mous,
Se livraient sous mes mains à t’étranges remous,
Pour ma lèvre effaçant leur double pointe rose,

C’était la fin du mois, et dans son ventre oblong
Un sang lourd distendait le fin réseau des veines,
Car les règles venaient fleurir, en leurs neuvaines,
De leurs coquelicots le blé de son poil blond,

Devançant l’ennemi, je fondis sur le gouge,
Et tandis qu’au vagin turgescent j’étranglais,
Criant : « Tirez les premiers, messieurs les Anglais ! »

L’enfant plongea le doigt dans la vulve, puis, rouge,
Traça sur ma poitrine, ivre d’un tel bonheur ;
L’ordre cher aux héros : La Légion d’Honneur !

Q63  T30

L’un d’entre eux est versé dans la philosophie. — 1918 (3)

Adolphe Aderer Les heures de la guerre

I

L’un d’entre eux est versé dans la philosophie.
Admettons. Il pourrait (ne serait-ce qu’un peu),
La tâche suffisant à remplir une vie,
Nous parler des penseurs vénérés en tout lieu :

Aristote, Zénon, Platon qui nous confie
Le verbe de Socrate, aussi pur qu’un ciel bleu,
Sénèque, Cicéron, Lucrèce au fier génie
Descartes, « ce mortel dont on eût fait un Dieu ».

Spinoza de Hollande et Bacon d’Angleterre,
Stuart Mill, Hume, Locke admiré par Voltaire,
Tous ces libres esprits qui s’évadent du cant,

Encore des Français, Condillac, Malebranche.
Tant d’autres, devant qui l’humanité se penche.
Il les méprise tous, il ne sait qu’un nom : Kant.

Q8  T15

Les n°s 2 et 3 de cette petite série s’occupent, dans le même esprit, de Goethe (pour la poésie) et de Wagner

Vous qui logez à quelques pas — 1918 (2)

Paul Valéry Lettre à André Gide

 » … quant à la Voisine, je lui ai envoyé ce sonnet au lieu de fleurs ou chocolat. Je crois qu’il était ainsi  »

Sonnet à madame Lucien Muhlfeld

Vous qui logez à quelques pas
De ma littéraire cuisine,
Noble dame, bonne voisine,
Voici mes fruits qui ne sont pas

Dans la laque ni le lampas,
Ni de Boissier fruits de l’usine,
Mais ce sont fruits de Mnémosyne
Qui sait confire ses appas.

Croquez, mordez les rimes qu’offre
Le sonnet au bizarre coffre,
Non ouvré par les fils du ciel;

Et choisissez dans une gangue
De mots collés selon leur miel
La noix fondante sur la langue!

« Je t’assure qu’il n’est pas si mauvais que ça. Il faut que la fin fasse mal aux dents. Avec un peu de travail on y serait arrivé. »

Q15 – T14 – banv –  octo

par Jacques Roubaud