Ce soir là, nous étions assis devant la mer, — 1895 (13)

Alban Roubaud Pour l’idole

Pressentiment

Ce soir là, nous étions assis devant la mer,
Emus par je ne sais quelle tendresse vague
Muets, nous regardions déferler chaque vague
Et le vent dans nos cœurs mettait son souffle amer.

Ta lèvre s’était close et tes mains dans les miennes
Frissonnaient, par moments, tels des oiseaux frileux.
Ton regard se perdait à l’horizon houleux,
Et tu semblais revoir des choses très anciennes.

Soudain, j’eus dans le cœur comme un pressentiment
Et je ne sais quel cri lointain donna l’alarme,
Mais je sentis mon cœur s’en aller lentement …

Le silence est parfois plus cruel que les mots !
J’interrogeai tes yeux où tremblait une larme :
Et c’est de ce soir là que datent tous mes maux.

Q63  T24

Est-ce pour toi que ma voix pleure — 1895 (12)

Alban Roubaud Pour l’idole

Désir

Est-ce pour toi que ma voix pleure
Et se fait douce infiniment ?
Est-ce toi qui fait mon tourment,
Est-ce ton regard qui me leurre ?

Si ma bouche jamais n’effleure
Ni ne clôt ta bouche qui ment,
Est-ce pour toi que ma voix pleure
Et se fait douce infiniment ?

Quel charme exquis se subtilise
En lequel mon âme s’enlise
Et se meurt d’attendrissement ?

Mon désir grandi avec l’heure,
Et je suis à tes pieds, vraiment …
Car c’est pour toi que ma voix pleure.

Q14  T14  octo  y=x (d=b & e=a)  v.refrains : 1-2

Près d’un tapis de lotus et d’iris, — 1895 (11)

CIPA(Godebski ?) in La Renaissance idéaliste


Rêve d’âme
Au Sar Péladan

Près d’un tapis de lotus et d’iris,
Sur le ciel tout irisé du couchant,
Passe l’ombre bleuâtre de l’ibis
Blanc, qui s’envole d’un vol calme et lent …

… Pleine d’infini, d’amour et de Rêves,
Bercée en des illusions éphémères,
Mon âme, que cette folie élève
Va, portée en l’aile de sa chimère,

En des pays lointains et inconnus,
Où les hommes ne sont encore venus
Apportant leurs abjectes vilenies !

Et ainsi créer un monde nouveau
Sur les ruines des antiques tombeaux…
Va, mon Ame, fière de ta folie !

Q59  T15  vers de dix syllabes non césurés  hiatus aux vers 9 et 11

Vicvânitra priait. Les nocturnes délices — 1895 (10)

Richard Cantinelli Le rouet d’Omphale

Vicvânitra et Minaka

Vicvânitra priait. Les nocturnes délices
Des songes se fondaient en la splendeur rosée
De l’aurore aux cheveux couronnés de narcisses,
Qui s’éveillait avec des langueurs d’épousée.

Vicvânitra priait et songeait. Les figuiers
Sous le soleil levant noircissaient enlacés:
Tels des êtres en qui montent les flots pressés
Du sang, sous le contact de lumineux baisers.

Tandis que, du lac bleu bordé d’iris très pâles,
Monte une femme au long collier semé d’opales,
Qui pose son pied blanc sur l’herbe du rivage.

Son vêtement mouillé sur ses formes se moule,
Et, lentement, sa main de ses cheveux dégage
Son visage où l’eau claire et scintillante coule.

abab a’a’a’a’ – T14

Un Maupassant complet! Première édition! — 1895 (8)

Paul VerlaineBiblio-sonnets

Edition originale contemporaine

Un Maupassant complet! Première édition!
Seul un livre fait faute à la collection:
Cas déplorable, d’autant plus qu’on n’est pas riche.
Et vendez donc pour que tel se fâche ou se fiche!

Or La Maison Tellier dont il est question,
Quel « top » rabâché jusqu’à profusion!
Encore, il faut l’avoir. Autrement, triste affiche,
Et triste boniment, à moins que l’on ne triche.

Mais voici qu’on l’annonce en un lieu sérieux:
Couverture! broché) conservé dans les mieux!
Non coupé! Prix: 100 francs.

Tout de même on se livre.
On aligne le prix. c’est dur et curieux.
« Car aurons-nous du tout le prix de ce seul livre? »

Q15 – ccx dcd  – Tercets exc.

Vaine aurore! si des larmes voilent un rire, — 1895 (7)

André FontainasLes estuaires d’ombre


I

Vaine aurore! si des larmes voilent un rire,
Sont-elles un présage à nos fuites de joies
Qu’auraient les yeux d’une autre à suivre un jeu de soies
En frissons brefs au long des parois de porphyre?

Mais nul geste que l’aube encore ne s’y mire
Au fantastique épars de ce que tu déploies,
Où, verbe, ne s’y grave en hymnes, jeunes proies
A promulguer: rien n’est qui soit, sinon écrire.

Une brume vieillie agonise au pilier,
Et s’y meurtrit la voix d’angoisse rauque étreinte
Pour s’y sentir naissante aux outrages lier.

Aux havres d’or naguère où s’incurvait Corinthe
Nul éphèbe ne vogue en voeux d’âme nouvelle
Vers les fauves toisons que l’aurore y révèle.

Q15 – T23  – Le livre est dédié à Mallarmé – la règle d’alternance n’est plus qu’un souvenir

Que de fois, sur le roc de la cime prochaine, — 1895 (6)

G.C. Thouron Coups d’ailes

Sur le roc

Que de fois, sur le roc de la cime prochaine,
Joyeusement assis j’épèle dans les cieux!
Que de fois, maudissant et la vie et sa chaîne,
En rêve dans l’azur je m’élève anxieux!

Devant moi la nature et ses champs spacieux
Voulant m’assujettir à leurs sollicitudes:
Non! comme à l’aigle altier, grand sur ces solitudes,
Il faut à mon esprit le faîte audacieux.

Ah! c’est dans ces hauteurs où plane le génie,
Qu’il soit épris d’amour ou de pure harmonie,
Que mon âme enivrée en un sublime chant,

De contemplation et d’idéal plus belle,
Sacrifiant un monde aux prix d’une étincelle,
Avide, boit à flots les rayons du couchant!

Q48 – T15 – bi

La laide et maigre Guimard, prêtresse de Terpsichore, — 1895 (5)

Tony d’UrbinoSonnets fantaisistes

La Guimard

La laide et maigre Guimard, prêtresse de Terpsichore,
A des adorateurs que séduisit ses mollets,
Ses mollets faits au tour, virant dans les ballets,
Avec un art savant qu’on admire encore.

Elle s’enrichit, mais n’est point pécore,
Bien que ses protecteurs, ses valets
Lui fassent cadeau d’un palais
Qu’un peintre épatant décore.

Pour elle écrit Collé
Qu’elle a racolé
Pour son théâtre.

L’Opéra
Paîra
L’âtre.

Q 15 – T15 – bdn – Boule de neige métrique fondante stricte

La vie, en ces jours, a moins de saveur. — 1895 (4)

F.H. BaudryPauca Meis – sonnets –

Pensées d’automne

La vie, en ces jours, a moins de saveur.
La fleur nous délaisse, après l’hirondelle,
Le soleil aux yeux semble être infidèle:
On devient rêveur.

Au ciel les chrétiens cherchent leur Sauveur;
Leur âme, à sa vue, ouvre mieux son aile,,
Le monde et ses deuils font grandir en elle,
Espoir et ferveur.

Le coeur plus sevré d’humaines délices,
Plus ardent, aspire aux divins calices
De félicité.

Tout passe ici-bas: fleur, joie, et nous même;
Là-Haut tout demeure – et Là-haut tout aime
Pour l’éternité.

Q15 – T15 –  2m : tara ( v.4, v.8, v.11, v.14: 5s)

par Jacques Roubaud