Toute l’âme résumée — 1895 (3)

Mallarmé in Le Figaro – Supplément Littéraire

Toute l’âme résumée
Quand lente nous l’expirons
Dans plusieurs ronds de fumée
Abolis en d’autres ronds

Atteste quelque cigare
Brûlant savamment pour peu
Que la cendre se sépare
De son clair baiser de feu

Ainsi le choeur des romances
A la lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil

Le sens trop précis rature
Ta vague littérature

shmall – 7s

Comme un cherché de sa province — 1895 (2)

Mallarmé in La Revue scolaire – journal général de l’instruction publique

Toast
Porté à M. Rousselot, directeur du collège Rollin, à l’occasion du banquet de la Saint-Charlemagne,
2 février 1895

Comme un cherché de sa province
Sobre convive mais lecteur
Vous aimâtes que je revinsse
Très cher Monsieur le Directeur

Partager la joie élargie
Jusqu’à m’admettre dans leur rang
De ceux couronnant une orgie
Sans la fève ni le hareng

Aussi je tends avec le rire
– Ecume sur ce vin dispos –
Qui ne saurait se circonscrire
Entre la lèvre et les pipeaux

A vous dont le regard me coupe
La louange haut notre Coupe

shmall – octo

Ce me va hormis l’y taire — 1895 (1)

Mallarmé in La Revue Blanche

Petit Air
(guerrier)

Ce me va hormis l’y taire
Que je sente du foyer
Un pantalon militaire
A ma jambe rougeoyer

L’invasion je la guette
Avec le vierge courroux
Tout juste de la baguette
Au gant blanc des tourlourous

Nue ou d’écorce tenace
Pas pour battre le Teuton
Mais comme une autre menace
A la fin que me veut-on

De trancher ras cette ortie
Folle de la sympathie

shmall – 7s

Un rayon délicat vient caresser la terre, — 1894 (19)

Louise Abbéma in l’Art et la mode

NUIT JAPONAISE, ÉVENTAIL

Un rayon délicat vient caresser la terre,
Le fin croissant du soir dans le ciel violet,
Baigne de la pâleur de son tremblant reflet,
Les îles de Yedo, et la mer qui s’éclaire.

Un parfum très subtil monte avec volupté
Des pâlissants iris et des pivoines roses,
Quel mystère charmant enveloppe les choses
En l’exquise douceur des belles nuits d’été!

Tout repose et se tait. Sous les brises très molles,
Les Pavots endormeurs effeuillent leurs corolles
Qu’un souffle tendre et frais entraîne en voltigeant.

Sur les bateaux légers aux frissonnantes voiles,
La blonde Séléné fait pleuvoir des étoiles,
Et le Japon s’endort en un rêve d’argent.

Q63  T15

Les yeux obscurs sur le sépulcre de granit, — 1894 (18)

Revue de l’Est

L’éternel passant

Les yeux obscurs sur le sépulcre de granit,
Je criai : trouve-tu le repos dans ta couche,
Toi qui tentas d’une âpre et lamentable course
Etreindre l’Idéal par delà les zéniths ?

Toi que hante le noir secret des aconits,
Toi qui, raillé par le Temps chauve au sceptre courbe,
Au lit de Procuste trouvas l’heure trop courte,
Réponds, as-tu trouvé la Fin où tout finit ?

Dors-tu, toi l’Eternel Passant, écrasé d’ivres
Calvaires fous à travers les cités, maudites
Par les désespoirs las qu’ont saigné tes orteils ? –

Or du Sépulcre sourd sourdit une voix morne :
Mais, ô Songeur, comment voudrais-tu que je dorme
Avec ces vers rongeurs au cœur de mon sommeil ?

(Charles Guérin)

Q15  T15  rimes b et c : assonances

Dans des gouffres nimbés d’auréoles rosâtres, — 1894 (17)

Revue de l’Est

Deux maîtresses en une

Dans des gouffres nimbés d’auréoles rosâtres,
Où transparaît l’horreur d’un enténèbrement,
Je trace tes contours sur les célestes plâtres
Qui tapissent le bleu morne du firmament !

Sur la palette d’or des lunes idolâtres,
J’étale la couleur de ton rose piquant,
Et le halo des nuits vient ceindre tes albâtres
De ton flanc callipyge, où clame mon tourment !

Alors tu te fais chair, chair de jeune maitresse,
Des hurlantes amours recélant la caresse,
Dans l’ondulation d’un frêle corps d’enfant!

Tes reins ont des serpents les plis noueux et lisses,
Tes yeux ont les éclairs de leurs yeux, et tes cuisses
L’élastique rondeur des trompes d’éléphant !

(Louis Baboulet)

Q8  T15

Il n’existe que pour la mort : — 1894 (16)

Maurice Rollinat in L’Artiste

L’atome

Il n’existe que pour la mort :
Entier, chacun de nous y sombre.
Pourtant il en est dans le nombre
Qui dominent l’arrêt du sort.

Tel, par son art ou sa bonté,
Mord sur l’airain de l’Invisible,
Y grave sa marque sensible
Aux regards de l’Eternité.

Par-delà l’ombre du tombeau
Ce que l’on fit de bien, de beau,
Nous survit, glorieux fantôme,

Toujours debout, jamais terni :
Narquoise, contre l’Infini,
C’est la revanche de l’Atome.

Q63 – T15 – octo

Je suis prisonnier de tes yeux — 1894 (15)

Verlaine Dédicaces (2ème ed.)

A E…
en lui offrant « Mes prisons’

Je suis prisonnier de tes yeux
Toujours – et parfois de tes bras,
Mais ne plains pas ces embarras
Qui ne sont guère qu’ocieux.

L’odieux, ô mais, là, c’est dur,
C’est que mon coeur est en prison
En même temps que ma raison
Dans ton amitié, cachot pur!

Et bien que trop intelligents,
Mes désirs, quoique diligents,
S’en ressentent jusqu’à parfois

Ressembler à d’affreux courrous …
Mais tu les mets sous les verrous
De ta bonté, coeur, geste, et voix.

Q63 – T15 – octo – Tous les vers sont en rime masculine

Or puisque le veau d’or a lieu — 1894 (14)

Verlaine Dédicaces (2ème ed.)

A Léon Vannier

Or puisque le veau d’or a lieu
Et qu’on ne dirait plus du veau,
Il nous fut d’abord prier Dieu
Tout bonnement prodigieux.

Pour nous ruer à des travaux
Tout bonnement prodigieux,
Prose au kilo, vers vrais ou faux,
Qu’importe? Tant pis et tant mieux!

Nouer et dénouer des noeuds
Gordiens ou non, et n’étant
Pas plus des princes que des boeufs,

Néammoins, peiner tant et tant
Que vous fassiez une fortune boeuf
Et que moi j’achetasse un courage tout neuf.

abaa babb – T23 – 2m : octo; alexandrin: v.14 – toutes les rimes sont masculines. Il y a aussi un jeu de rimes sur le singulier et le pluriel

Non. Ce n’est pas vrai. Vous êtes très bonne, — 1894 (13)

Verlaine Dédicaces (2ème ed.)

A ***

Non. Ce n’est pas vrai. Vous êtes très bonne,
Très sobre de paroles dures vraiment
Et votre verbe est un pur liniment
Tout en voyelles sans la moindre consonne.

C’est la cause pourquoi je vous pardonne
Quelque vivacité dite éventuellement
Et sûrement dans le juste moment
Où je la mérite, et parlant à ma personne.

Car vous êtes franche et ce m’est doux,
Dans ce monde vil et surtout jaloux
De ramper autour de quelqu’un pour le tromper

Et c’est très bien ça, ma si chère amie,
Et je vous en estime (et je ne mens mie)
Et je t’en aime mieux encore de ne pas me tromper.

Q15 – T15 – m.irr – même mot à la rime aux vers 11 et 14

par Jacques Roubaud