Archives de catégorie : Formule de rimes

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant — 1845 (5)

Gérard de Nerval in  L’Artiste

Vers dorés
Eh quoi! tout est sensible!
Pythagore

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose:
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’Univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant …
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d’amour dans le métal repose:
Tout est sensible; – et tout sur ton être est puissant!

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie:
A la matière même un verbe est attaché …
Ne la fais point servir à quelque usage impie.

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché;
Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

Q15 – T23

La connais-tu DAFNE, cette ancienne romance, — 1845 (4)

Gérard de Nerval in L’Artiste

Delfica

La connais-tu DAFNE, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour … qui toujours  recommence? …

Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence?

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours!
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique …

Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin
– Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Q15 – T15

Pour chanter sous le ciel ce que j’ai dans le coeur, — 1845 (2)

Arsène Houssaye La poésie dans les bois

La Muse

Pour chanter sous le ciel ce que j’ai dans le coeur,
Je demandais un luth à la muse amoureuse,
Quand ma jeune beauté vint, fraîche et savoureuse,
S’asseoir sur mes genoux avec un air moqueur.

– Pour accorder ainsi la raison et la rime,
Ah que de temps perdu dans les jours précieux,
C’est chercher le soleil quans la nuit est aux cieux:
Crois-moi, ne lasse pas ton coeur à cette escrime.

Enfant, où t’en vas-tu prendre la poésie!
Ma bouche n’est donc pas la coupe d’ambroisie?
Va, surprends-en ma lèvre, enivre, enivre-toi!

La plus belle chanson ne vaut pas, mon poëte,
Un baiser éloquent sur la lèvre muette:

La lyre, c’est l’Amour, et la Muse, c’est moi.

Q63 – T15

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes, — 1845 (1)

Désiré Tricot Poésies d’un fantasque

Sur la dune

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes,
La mer, avec un râle et s’absorbe et se perd,
Avez-vous, de la dune envahissant les crètes,
Considéré parfois le sable découvert?

Et, pensif, contemplant les gigantesques rides,
Stigmates à la grève imprimés par le flot,
Et l’océan qui fuit, et les plages arides,
De cette grande énigme interrogé le mot?

Malheur! malheur à l’homme! est-il prêt à vous dire:
Car cette grande mer qui râle et qui s’aspire,
C’est la virilité, ce sont les passions,

Qui délaissent, après les avoir inondées,
Les âmes des humains, inertes et ridées
Par d’immenses regrets, infertiles sillons!

Q59 – T15 – bi

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime … — 1844 (14)

Nerval Le Christ aux oliviers

V

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime …
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime!

L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s’enivrait de ce sang précieux …
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme.

 » Réponds! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu’on impose à la terre?
Mais si ce n’est un dieu, c’est au moins un démon …  »

Mais l’oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:
– Celui qui donna l’âme aux enfants du limon.

Q15 – T21

Nul n’entendait gémir l’éternelle victime, — 1844 (13)

Nerval Le Christ aux oliviers

IV

Nul n’entendait gémir l’éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son coeur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul –  éveillé dans Solyme:

« Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu’on m’estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché:
Je suis souffrant, ami! sur la terre couché …
Viens, ô toi qui, du moins, as la force du crime!  »

Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d’un remords si vif
Qu’il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites ….

Enfin Pilate seul, qui veillait sur César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard:
« Allez chercher ce fou! » dit-il aux satellites.

Q15 – T15

« Immobile Destin, muette sentinelle, — 1844 (12)

Nerval Le Christ aux oliviers

III

« Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité! … Hasard qui, t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant,

« Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant …
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant? …

 » O mon père! est-ce toi que je sens en moi-même?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort

« De cet ange des nuits que frappa l’anathème? …
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas! et, si je meurs, c’est que tout va mourir!  »

Q8 – T30

ll reprit:  » Tout est mort! J’ai parcouru les mondes; — 1844 (11)

Nerval Le Christ aux oliviers

II

Il reprit:  » Tout est mort! J’ai parcouru les mondes;
Et j’ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d’or et des flots argentés:

 » Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d’océans agités …
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n’existe en ces immensités.

 » En cherchant l’oeil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours;

« Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours!

Q8 – T15

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras — 1844 (10)

– Nerval Le Christ aux oliviers
Dieu est mort! le ciel est vide …
Pleurez! enfants, vous n’avez plus de père!

Jean-Paul.

I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats;

Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas
Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes …
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier: « Non, Dieu n’existe pas! »

Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J’ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours!

« Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!
Le dieu manque à l’autel où je suis la victime …
Dieu n’est pas! Dieu n’est plus!  » Mais ils dormaient toujours!…

Q15 – T15