Archives de catégorie : Formule de rimes

L’homme, plus malheureux que le porc ou le veau, — 1890 (31)

Alfred Ruffin Poèmes variés et nouveaux chants

Philanthropophagie

L’homme, plus malheureux que le porc ou le veau,
Le poulet qu’on engraisse ou le lièvre qui broute,
Se voit, dès qu’il est mort, scellé sous une voûte
Où tout son corps pourrit jusqu’au dernier lambeau.

Combien j’aimerais mieux, dépouillé de ma peau,
Bien coupé, devenir un civet qui ragoûte,
Ou plutôt en pâté dormir dans une croûte,
Qui des cercueils serait, à mon gré, le plus beau !

Ainsi, du corbillard narguant les tristes planches,
Aux horreurs du tombeau j’échapperais par tranches,
Arrosé de bon vin et de fine liqueur,

Et, d’un repas joyeux appréciant l’aubaine,
Les amis qui, vivant, me portaient dans leur coeur,
S’en iraient me portant, charmés, dans leur bedaine.

Q15  T14

Son art a la douceur, le ton des vieux pastels. — 1890 (30)

Camille Saint-Saëns Rimes familières

Charles Gounod

Son art a la douceur, le ton des vieux pastels.
Toujours il adora vos voluptés bénies,
Cloches saintes, concert des orgues, purs autels :
De son œil clair il voit les beautés infinies.

Sur la lyre d’ivoire, avec les Polymnies,
Il dit l’hymne païen, cher aux Dieux immortels.
« Faust » qui met dans sa main le sceptre des génies
Egale les Juans, les Raouls et les Tells.

De Shakspeare et de Goethe il dore l’auréole ;
Sa voix a rehaussé l’éclat de leur parole :
Leur œuvre de sa flamme a gardé le reflet.

Echos du mont Olympe, échos du Paraclet
Sont redits par sa Muse aux langueurs de créole :
Telle vibre à tous les vents une harpe d’Eole.

Q11 – T9

L’enfant blême est au lit ; le père frémissant, — 1890 (29)

Arthur de Beauplan in Revue de Paris et de Saint-Petersbourg

La montre à secondes

L’enfant blême est au lit ; le père frémissant,
L’œil fixé sur sa montre où court l’aiguille agile,
Compte les bâtements du pouls dans cette argile,
Le doigt sur une artère où bouillonne le sang.

Le mal comme le flux monte ; l’homme impuissant
Oppose vainement sa science fragile ;
Il faudrait un miracle ainsi qu’en L’Evangile,
Pour prolonger la vie en cet agonisant.

C’est fini ! … De draps blancs on décore la porte ;
Le corps est sur un char … il est l’heure … on l’emporte …
Les larmes sous les yeux ont creusé leur ravin.

L’aiguille d’or pourtant trotte toujours, altière ;
Et le ressort d’acier, la montre, la matière,
Survit à l’oeuvre où Dieu mit son souffle divin.

Q15  T15

O mon noble pays ! ils avaient cru naguère, — 1890 (27)

Alcide Chapeau in L’Aurore

Patrie
Gloire à la France au ciel joyeux,
Si douce au cœur, si belle aux yeux,
Sol béni de la Providence,
Gloire à la France
P.DEROULÈDE

O mon noble pays ! ils avaient cru naguère,
Ces bandits d’Outre-Rhin, t’asservir à jamais ;
Des désordres sanglants de leur brutale guerre
Te croyant impuissante à supporter le faix !

Se ruant sur ton sol, et traitant de chimère,
De tes fils opprimés la gloire et les hauts faix,
Dans leur coupable orgueil, ils avaient cru sur terre
Anéantir jusqu’au nom si beau de français !

Forte de ton mandat, ô ma France adorée,
Va, poursuis ici-bas ta mission sacrée :
Tu ne saurais périr, flambeau du genre humain !

Aussi, vers le progrès qui grandit et féconde,
C’est toi, longtemps encor, qui conduira le monde,
Quoique puisse tenter l’audacieux Germain.

Q8  T15  bi  poème couronné au premier concours de l’Aurore

Un jour au cabaret, dans un moment d’ivresse, — 1890 (26)

G. de Viney in L’Aurore

Mots carrés syllabiques

Un jour au cabaret, dans un moment d’ivresse,
L’ivrogne Mathurin en se disputant fort,
A son ami Denis cherchait dernier sans cesse
Armé de son couteau pour lui donner la mort.

Il fond sur lui soudain et fortement le blesse ;
Arrêté sur le champ en prison il s’endort.
Ensuite condamné, pour la Nouvelle, en laisse,
On le conduit ; mais lui mécontent de son sort,

S’évade dans le bois et rencontre un deuxième
Que l’on nomme premier. de cet homme méchant
Il craint la dent cruelle, et veut, en se cachant

Echapper à la mort et se sauver quand même …
Plus loin un caïman, au milieu des roseaux,
Le happant en passant, l’entraîne au fond des eaux.

Q8  T30

Mon premier, pavé d’or des palais merveilleux — 1890 (25)

Paul Bourget in L’Aurore

Sonnet-charade

Mon premier, pavé d’or des palais merveilleux
Que baigne une lumière éblouissante et pâle
Dans le scintillement magique de l’opale,
Résonne sous les pas et fait baisser les yeux.

Entre le double azur de la mer et des cieux,
Et parmi la rumeur confuse et sépulcrale
De l’immense Océan qui sanglote et qui râle,
Mon second dans les flots se dresse, radieux.

Quand votre sang s’étend en pourpre triomphale,
Lamentable troupeau des héros expirants
Vous criez mon troisième aux cieux indifférents.

Aucin, Sémiramis, Penthésilée, Omphale,
Visages tour à tour perfides et charmants,
Mon tout vient prendre place, ô femmes, dans vos rangs !

Q15  T29

Minet te guette, cher petit, — 1890 (24)

– « Black » in L’Aurore

Anagramme-sonnet

Minet te guette, cher petit,
Gare-toi de son vol rapide ;
Crois-moi, ne fais pas l’intrépide
Pour contenter son appétit.

Sur toi son œil s’appesantit ;
Il trompe, son regard stupide …
Vois du gourmand la gueule avide
Qui t’enserre et qui t’engloutit ! –

Lentement je vais à la fosse,
Moi qu’on nommait un sacerdoce
Et qui ne suis qu’un vil métier !

Le peintre vend .. de la céruse ;
Et le poète vend … sa muse …
C’est à qui sera le moins fier !

Q15  T14  octo

L’hiver avait cessé, la bise était calmée, — 1890 (23)

Jules Sionville in L’Aurore

L’abeille et le singe

L’hiver avait cessé, la bise était calmée,
Le ciel, limpide et clair, semblait un pur émail ;
Sous la ruche une abeille au velouté camail
Voltigeait butinant plus souple qu’une almée.

De miel et d’ambroisie elle allait affamée
Comme un pauvre de pain dans l’ombre du portail,
Les pétales des fleurs lui servaient d’éventail
Et le pollen des lis lui formait un camée.

Mais sa sérénité fut bien vite embrumée ;
Un singe, qui la vit joyeuse et parfumée,
Courut pour l’écraser du doigt contre un vitrail,

Quand elle, en un clin d’oeil fuyant sous la ramée ,
Mais de son dard vengeur le piquant au poitrail,
Lui dit : « Crains l’innocent dont l’ire est allumée ! … »

Q15  T7  y=x (c=a & d=b)  fable-sonnet.

Ah ! plaignez mon destin, sensible et bon lecteur, — 1890 (22)

Cirederf Ybl. in L’Aurore

Enigme-sonnet
dédiée aux lectrices langonnoises

Ah ! plaignez mon destin, sensible et bon lecteur,
Car il est peu d’humains, sur la terre et sur l’onde,
Qui ne se sente pris d’une pitié profonde
Au récit émouvant de mon cruel malheur.

Dans un boudoir parmi des meubles de valeur
Ou bien dans une chambre où la richesse abonde
L’on me couche et voyez la cruauté du monde
Chacun me foule aux pieds et m’écrase le cœur !

Mais là n’est pas le terme, hélas ! de mon martyre,
Poussé par je ne sais quel infernal délire,
Un monstre au bras nerveux, au regard sombre et dur,

Me soulève et s’armant d’un bâton – oh ! l’infâme ! –
Frappe et me bat si fort qu’aussitôt je rends l’âme
Fin nuage poudreux qui se perd dans l’azur …

Q15  T15