Archives de catégorie : Q59 – abab a’b’a’b’

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux; — 1857 (18)

Baudelaire Les fleurs du mal

Le chat

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.

Q59 – T23 – 2m :octo: vers pairs

Du temps que la nature en sa verve puissante — 1857 (13)

Baudelaire

13
La géante

Du temps que la nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux,
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.

J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme
Et grandir librement dans ses terribles jeux;
Deviner si son coeur ouve une sombre flamme
Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux;

Parcourir à loisir ses magnifiques formes;
Ramper sur le versant de ses genoux énormes,
Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.

Q59 – T14

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, — 1857 (12)

Baudelaire

12
L’idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poëte des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans!

Q59 – T15

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, — 1857 (8)

Baudelaire Les fleurs du mal

L’ennemi

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants éclairs,
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique élément qui ferait leur vigueur?

– O douleur! ô douleur, le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

Q59 – T14

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières, — 1854 (3)

Baudelaire in Lettre non signée à madame Sabatier

Le flambeau vivant

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas sans la route du Beau;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour, le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme.

Q59 – T23 Sonnet envoyé à Mme Sabatier avec ses seuls mots: « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you »

Vous qui lisez mes vers, et, d’une oreille sage, — 1848 (2)

Camille Esménard du MazetPoésies de Pétrarque

1

Vous qui lisez mes vers, et, d’une oreille sage,
Ecoutez les soupirs dont j’ai nourri mon coeur,
Rappelez-vous qu’alors j’étais dans le jeune âge,
Que je suis revenu de ma trop douce erreur.

Du trouble à la raison, des pleurs à l’espérance,
Si d’un style inégal je passe tour à tour,
Sûr d’être pardonné, j’invoque l’indulgence
De ceux qui parmi vous aurons connu l’amour.

Je sais bien qu’aujourd’hui que le regret m’accable,
Pourquoi du monde entier je fus long-temps la fable:
Oui, je le sais, de moi je n’ai plus qu’à rougir.

Je reconnais encore, après tant de folie,
Que tout ce qui nous plaît et charme notre vie
Est un songe trompeur qu’un instant voit finir.

Q59 – T15 –  (Pétrarque, rvf 1)

Il est des moments de mélancolie — 1846 (6)

Alfred des Essarts Les chants de la jeunesse

Il est des moments de mélancolie
Où le cœur se lasse, où coulent les pleurs,
Où le noble espoir s’appelle folie,
Où l’homme à plaisir cherche des douleurs.

Il est des moments où brille la joie
Alors à nos yeux le ciel est d’azur ;
Comme un beau tapis le sol se déploie ;
La fleur est suave et l’air est plus pur.

Mais si le sourire est doux, que de charmes
Vous avez parfois, poétiques larmes !
Et quand trop d’éclat fatigue l’esprit,

Que ne donnerait l’heureux de la terre
A qui le destin constamment sourit,
Pour sentir des pleurs mouiller sa paupière !

Q59  T14  tara

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes, — 1845 (1)

Désiré Tricot Poésies d’un fantasque

Sur la dune

Quand, dans les profondeurs de ses cryptes secrètes,
La mer, avec un râle et s’absorbe et se perd,
Avez-vous, de la dune envahissant les crètes,
Considéré parfois le sable découvert?

Et, pensif, contemplant les gigantesques rides,
Stigmates à la grève imprimés par le flot,
Et l’océan qui fuit, et les plages arides,
De cette grande énigme interrogé le mot?

Malheur! malheur à l’homme! est-il prêt à vous dire:
Car cette grande mer qui râle et qui s’aspire,
C’est la virilité, ce sont les passions,

Qui délaissent, après les avoir inondées,
Les âmes des humains, inertes et ridées
Par d’immenses regrets, infertiles sillons!

Q59 – T15 – bi

Rebuté des humains, flétri par l’infortune, — 1839 (8)

Louis Ayma Les préludes

XXII – Imité de Shakespeare

Love’s Consolation

Rebuté des humains, flétri par l’infortune,
Seul comme en un désert, je déteste mon sort;
Je fatigue le ciel de ma plainte importune,
Et jetant l’oeil sur moi je désire la mort.

J’ai convoité de l’un la féconde espérance,
De l’autre les trésors et les amis nombreux,
De celui-ci les arts, la beauté, la naissance;
Car je n’ai pas reçu du ciel ces dons heureux.

Mais si, dans ces moments de souffrance muette,
Je pense à vous; – alors, pareil à l’alouette
Qui vole vers les cieux aux derniers feux du jour,

Un hymne de bonheur de mon âme s’élance,
Car je préfère à l’or, aux arts, à la naissance,
Le touchant souvenir de votre chaste amour.

Q59 – T15 – tr

On peut regretter que dans son ‘imitation’ du sonnet 29 de Shakespeare (qu’il traduit après Chasles), il ne respecte pas la forme: après deux quatrains en rimes alternées distinctes, il termine par un sizain à la Ronsard .

La rose au papillon reproche l’inconstance; — 1839 (3)

A. Eude-DugaillonFiel et miel

Sonnet

La rose au papillon reproche l’inconstance;
Reine parmi les fleurs, elle voudrait fixer
Cet enfant du soleil, si beau dès sa naissance,
Qui ne vit qu’un printemps et meurt sous un baiser;

Mais l’insecte choisit, pour son dernier caprice,
Une rose sans tache, au brillant incarnat,
Et, prenant pour linceul ce fragile calice,
Expire en s’enivrant de parfums délicats:

De même le poète, en passant sur la terre,
De qui sait le comprendre invoque tour à tour
Un sourire, un regard, des chants et de l’amour;

Puis, avant de mourir, à l’ombre du mystère,
Il fait choix d’une amie, illustre sa beauté,
Et jette un nom de femme à l’immortalité.

Q59 – T30 – quatrains à quatre rimes : abab  a’b’a’b’