Archives de catégorie : T14 – ccd ede

Réglés en hâte au bruit des pas de la mémoire — 1946 (2)

Pierre Emmanuel Tristesse ô ma patrie

Couvre-feu

Réglés en  hâte au bruit des pas de la mémoire
ils s’étaient égarés sur leurs traces d’hier,
Le couvre-feu tombé soudain sur leur histoire,
Leur nuit sans un radeau se peupla d’icebergs

Serrés, feutrant leurs voix, n’osant tâter le noir
(crainte d’y rencontrer le froid d’un revolver)
se fussent-ils plaqués au mur, de désespoir,
un quartier d’ombre eût basculé le ventre en l’air

Sitôt cette patrouille au large évanouie,
une autre résonnait dans leur cœur. Sous la pluie
les bottes arrachant au pavé leurs ventouses

laissaient le sol retomber flasque sur ses morts.
– Ouïr à vif toute une éternité jalouse
croître puis s’éloigner la ronde des remords!

Q8 – T14

Ce qui sera bientôt ne sera plus ; — 1945 (10)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Derniers vers

Il disperato

Ce qui sera bientôt ne sera plus ;
Demain se meurt au cœur de ce jour même :
Derrière moi, qui perdrai ce que j’aime,
Du temps futur s’enfuit vraiment le flux.

Jours qui viendrez, vous êtes révolus,
Gens qui naîtrez, enfants que l’amour sème
Dans l’avenir aux couleurs de poème,
Vous êtes morts qui vivrez superflus.

La vie est riche en fausse pierrerie ;
S’il t’arrivait que l’heure te sourie
Tiens l’espérance une vieille catin :

Vois sous son fard l’éternelle grimace,
Garde ta bouche, ou crains demain matin
Qu’elle ait baisé quelque immonde limace.

Q15  T14  déca

Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes, — 1945 (9)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Sonnets à Jean Voilier

« En acte »

Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes,
L’amour en force, à huit membres ramant,
Presse les corps vers l’éblouissement
Du haut sommet aux deux divines pointes.

Aux flancs, aux reins, aux seins, les mains empreintes
L’être avec l’être ajustant fortement
Pour l’œuvre intense et l’âpre emportement
Des heurts dansés par leurs fureurs étreintes.

L’âme commune,, à chaque tendre choc,
Sent le délice exhausser roc sur roc
Les vifs degrés qui visent à la cime :

Sa hâte ébranle une vie aux abois
Et la chair verse une plainte unanime
Qui plane et meurt sur la suprême fois …

Q15  T14 – banv –  déca

Suprême Rose, orgueil de mon hiver, — 1945 (8)

Paul Valéry   Corona & Coronilla

Sonnet à Jean Voillier

A la Pétrarque

Suprême Rose, orgueil de mon hiver,
O le plus beau malheur de mon histoire,
Tu fais, ô fleur, qu’au dedans de ma gloire,
L’amour me ronge, et je vis de ce ver.

Douce à baiser, délicieuse à boire,
Ta bouche vaut les plus doux de mes vers
Et les regards de tes beaux yeux divers
M’en disent plus que toute ma mémoire.

Tu me fais mal de toutes tes beautés
Et de ton corps les tendres cruautés
Qaund je suis seul venant vives se peindre

Et dans la nuit me torturer dormant
C’est te chérir sans cesser de me plaindre,
Suave toi, LAURE de mon tourment.

Q36  T14  déca

Pourquoi t’aimerais-je — 1945 (7)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Sonnets à Jean Voilier

Chanson trop vive

Pourquoi t’aimerais-je
Si tu n’étais celle
Avec qui s’abrège
L’heure universelle ?

Etrange manège !
Tout l’amour ruisselle,
Pris au tendre piège
Qui nous ensorcelle…

O le bel éclair
Entre chair et chair
Qu’échangent les cœurs !

Et quels vrais trésors
D’extrêmes liqueurs
Confondent les corps ! …

Q8  T14  5s  qu.fem-t.masc

Je suis ce riche à qui le rite d’une clé — 1945 (2)

Shakespearesonnets trad André Prudhommeaux

52

Je suis ce riche à qui le rite d’une clé
Peut ouvrir un trésor plus cher que ses yeux mêmes:
Il se cache souvent l’éclat des diadèmes
Gardant aigu l’acier d’un plaisir constellé.
Ainsi le prix de toute joie est redoublé
Par son retour plus rare et par de longs carêmes,
Ainsi dans un écrin les joailliers parsèment
Plus distants les joyaux, feu soudain dévoilé.
Or le temps qui te garde est la châsse parfaite,
C’est l’armoire où repose une robe de fête
Aux seuls jours de l’honneur déployant ses plis fins.
Béni sois-tu trésor secret de l’alternance
Qui donne le triomphe aux instants les plus clairs,
Et répands sur la perte encore une espérance!

Q15 – T14 – banv – sns – tr (sh52)

Son âme de poète hélas était partie — 1944 (19)

Antonin Artaud in Oeuvres Complètes, I

Sur un poète mort

Son âme de poète hélas était partie
Dans les sons musicaux et gothiques d’un soir
Et merveilleusement parmi les haubans noirs
Le soleil inclinait sa carène jaunie.

Alors j’étais venu de ma mélancolie
De cet homme divin voir la dépouille et voir
La Beauté où se forme ainsi qu’un reposoir
La Sublime Pensée éclatante et fleurie.

Les vagues de la mer faisaient un bruit de foule,
Les cordages râlaient avec un bruit de houle
Parmi les flammes d’or des cierges qui pleuraient.

Et des voix s’élevaient du velours et de l’or
Du grand vaisseau que des processions décoraient
Aux sons très doux soufflant aux flûtes de la mort.

Q15 – T14 – banv

Transcrit de mémoire; daté 1914

Je vis chaste dans le bosquet de mon roman, — 1944 (8)

Henri Thomas Signe de vie

La vie ensemble

Je vis chaste dans le bosquet de mon roman,
la plus grande aventure est de ne pas bouger,
l’hostie de glace sur la langue qui ne ment
fond, vivante fraîcheur, ruisseau de mots légers.

User les jours … mais le massif est transparent!
l’œil immobile voit le domaine étranger,
les gisements d’horreur, le plaisir fulgurant,
les êtres endormis dans l’immense rocher

qui pèse et cependant vole comme un nuage,
muet, mais rayonnant des éclairs du langage,
insensible, et docile aux raisons de la terre,

il tombe feuille morte et renaît feuille verte,
on le blesse, mais c’est le jour qui nous éclaire,
on le tue, et sa joie nous est toujours offerte.

Q8 – T14

Si tu veux, ouvrons la porte — 1943 (5)

Vincent Muselli Plusieurs sonnets

Si tu veux

Si tu veux, ouvrons la porte
Qui mène au jardin secret:
Laisse-toi prendre à ce ret,
O Toi, si frêle et si forte!

Amie, et faisons de sorte,
Par un amoureux apprêt,
Que je tienne, indiscret,
En cet émoi d’être morte

Elyséen, mais si bref!
Ah, n’en demeure grief
En ta chair jeune et fleurie,

Mais qu’un désir ingénu,
Charmante, y persiste et rie
A tel beau dieu reconnu!

Q15  –  T14 – 7s

Je goûte, à ton fil de lait, — 1943 (1)

Audiberti Toujours

Ruth

Je goûte, à ton fil de lait,
tes creuses raisons, drôlesse
Laissant ce qui ne me laisse,
Je te choisis. Le fallait.

Mon soleil vit sous les feuilles
Des penseurs que je perdis.
Va-t-il se dissoudre, dis,
dans le golfe où tu m’accueilles?

Si c’est toi, beauté, ce soir
la porte du péché noir
qu’elle s’ouvre, et que je passe …

-Non! non! je ne veux, je ne
veux pas maintenant, limace!
toucher la face de Dieu.

Q63 – T14 – 7s