Archives de catégorie : T15 – ccd eed

Il siège au coin du feu, les paupières mi-closes, — 1883 (19)

Hippolyte Taine Douze sonnets sur les chats

A 3 chats, Puss, Ebène et Mitonne, … ces douze sonnets sont dédiés par leur ami, maître, et serviteur

IV
Les souvenirs

Il siège au coin du feu, les paupières mi-closes,
Aspirant la chaleur du brasier qui s’éteint;
La bouilloire bouillonne avec des bruits d’étain.
Le bois flambe, noircit, s’effile en charbons roses.

Le royal exilé prend de sublimes poses;
Il allonge son nez sur ses pieds de satin;—
Il s’endort, il échappe au stupide destin,
A l’irrémédiable écroulement des choses.

Les siècles en son coeur ont épaissi leur nuit,
Mais au fond de son coeur, inextinguible, luit
Comme un flambeau sacré, son rêve héréditaire:

Un soir d’or, le déclic empourpré du soleil,
Des fûts noirs de palmiers sur l’horizon vermeil,
Un grand fleuve qui roule entre deux murs de terre

Q15 – T15

Source vénérienne ou vont boire les mâles! — 1883 (14)

Edmond Haraucourt La légende des sexes

La Source

Source vénérienne ou vont boire les mâles!
Fissure de porphyre où frise un brun gazon,
Qui, fin comme un duvet, chaud comme une toison,
Moutonne dans un bain de senteurs animales.

Quand un homme a trempé dans tes eaux baptismales,
Le désir turgescent qui troublait sa raison
Il en garde à jamais la soif du cher poison
Dont s’imprègne sa peau dans ses lèvres thermales.

O Jouvence des coeurs! Fontaine des plaisirs!
Abreuvoir ou descend le troupeau des désirs
Pour s’y gorger d’amour, de parfums & d’extase.

Il coule de tes flancs, le nectar enchanté.
Elixir de langueur, crême de volupté …
Et pour le recueillir, nos baisers sont des vases!

Q15 – T15

Dire qu’au fond des cieux n’habite nul Songeur, — 1883 (11)

Jules LaforgueLe sanglot de la terre

Intarissablement.

Dire qu’au fond des cieux n’habite nul Songeur,
Dire que par l’espace où sans fin l’or ruisselle,
De chaque atome monte une voix solennelle,
Cherchant dans l’azur noir à réveiller un coeur!

Dire qu’on ne sait rien! et que tout hurle en choeur
Et que pourtant malgré l’angoisse universelle!
Le Temps qui va roulant les siècles pêle-mêle,
Sans mémoire, éternel et grave travailleur,

Charriant sans retour engloutit dans ses ondes
Les cendres des martyrs, les cités et les mondes,
Le Temps, universel et calme écoulement,

Le Temps qui ne connaît ni son but, ni sa source,
Mais rencontrant toujours des soleils dans sa course,
Tombe de l’urne bleue intarissablement.

Q15 – T15

Voici venir le Soir, doux au vieillard lubrique. — 1883 (10)

Jules LaforgueLe sanglot de la terre

La première nuit

Voici venir le Soir, doux au vieillard lubrique.
Mon chat Mürr accroupi comme un sphinx héraldique
Contemple, inquiet, de sa prunelle fantastique
Marcher à l’horizon la lune chlorotique.

C’est l’heure où l’enfant prie, où Paris-lupanar
Jette sur le pavé de chaque boulevard
Ses filles aux sein froid qui, sous le gaz blafard
Voguent, flairant de l’oeil un mâle de hasard.

Mais, près de mon chat Mürr, je rêve à ma fenêtre.
Je songe aux enfants qui partout viennent de naître.
Je songe à tous les morts enterrés aujourd’hui.

Et je me figure être au fond du cimetière,
Et me mets à la place, en entrant dans la bière,
De ceux qui vont passer là leur première nuit.

aaaa bbbb – T15

C’est un cadre divin pour un petit tableau, — 1883 (9)

Camille Crêvecoeur (pseud. de Charles Fournier) Poésies

Le sonnet

C’est un cadre divin pour un petit tableau,
Un merveilleux fourreau pour une courte lame,
Fourreau d’or et d’argent ciselés que réclame
Tout rimeur qui n’est pas au bout de son rouleau.

Perle, diamant pur et de la plus belle eau,
A ses rayons l’oeil pers de Minerve s’enflamme
Et sa ‘beauté suprême’ a désarmé le blâme
Du critique qui tond les chiens – maître Boileau.

Il ne procède pas par nappes épandues.
De fait, il s’interdit les vastes étendues.
De Notre-Dame on n’y peut point bâtir les tours.

Mais baste! On  l’aime pour sa forme décidée
Qui douze fois sur vingt emprisonne une idée,
Sa couleur opulente et ses fermes contours.

Q15 – T15 – s sur s

Le potager près des granges formait enclos, — 1883 (7)

Emile VerhaerenLes flamandes

Le potager

Le potager près des granges formait enclos,
A l’entrée où mouraient des raves lymphatiques,
Entre des oignons d’or et des trognons falots,
Les choux rouges crevaient en tons apoplectiques.

Les choux fleurs en bouquets sortaient de leurs maillots,
Les houblons ascendaient en tiges fantastiques;
Les beaux coquelicots saignaient par gros caillots,
Dans un coin, où séchaient des fanes scorbutiques.

Plus loin, près d’un massif de sureaux purulents,
Les groseillers faisaient quenouille entre les plants,
Et les fraisiers dardaient leurs feuilles et leurs rouilles.

Tout au long des chemins de limaçons couverts,
Les salsifis dressaient par jets leurs poignards verts,
Et là-bas, se bombaient, ventre en l’air, les citrouilles.

Q8 – T15

Le mystère infini de la beauté mauvaise — 1883 (6)

Maurice RollinatLes Névroses

La Joconde

Le mystère infini de la beauté mauvaise
S’exhale en tapinois de ce portrait sorcier
Dont les yeux scrutateurs sont plus froids que l’acier,
Plus doux que le velours et plus chauds que la braise.

C’est le mal ténébreux, le mal que rien n’apaise;
C’est le vampire humain savant et carnassier
Qui fascine les coeurs pour les supplicier
Et qui laisse un poison sur la bouche qu’il baise.

Cet infernal portrait m’a frappé de stupeur;
Et depuis, à travers ma fièvre ou ma torpeur,
Je sens poindre au plus creux de ma pensée intime

Le sourire indécis de la femme serpent:
Et toujours mon regard y flotte et s’y suspend
Comme un brouillard peureux au-dessus d’un abîme.

Q15 – T15 – un point de vue peu attendu sur Mona

En face d’un miroir est une femme étrange — 1883 (4)

Maurice RollinatLes Névroses

Le monstre

En face d’un miroir est une femme étrange
Qui tire une perruque où l’or brille à foison,
Et son crâne apparaît jaune comme une orange,
Et tout gras des parfums de sa fausse toison.

Sous des lampes jetant une clarté sévère
Elle sort de sa bouche un ratelier ducal,
Et de l’orbite gauche arrache un oeil de verre
Qu’elle met avec soin dans un petit bocal.

Elle ôte un nez de cire et deux gros seins d’ouate
Qu’elle jette en grinçant dans une rèche boîte,
Et murmure: « Ce soir, je l’appellais mon chou ;

Il me trouvait charmante à travers ma voilette »
Et maintenant cette Eve, âpre et vivant squelette,
Va démantibuler sa jambe en caoutchouc!

Q59 – T15

Edgar Poe fut démon, ne voulant pas être Ange. — 1883 (2)

Maurice RollinatLes Névroses

Edgar Poe

Edgar Poe fut démon, ne voulant pas être Ange.
Au lieu du Rossignol, il chanta le Corbeau;
Et dans le diamant du Mal et de l’Etrange
Il cisela son rêve effroyablement beau.

Il cherchait dans le gouffre où la raison s’abîme
Les secrets de la Mort et de l’Eternité,
Et son âme où passait l’éclair sanglant du crime
Avait le cauchemar de la Perversité.

Chaste, mystérieux, sardonique & féroce,
Il raffina l’Intense, il aiguisa l’Atroce;
Son arbre est un cyprès; sa femme, un revenant.

Devant son oeil de lynx le problème s’éclaire:
– Oh, comme je comprends l’amour de Baudelaire
Pour ce grand Ténébreux qu’on lit en frissonnant!

Q62 – T15

De joie et de regrets la vie est un mélange. – — 1882 (16)

Alexandre Piedagnel Hier

Le cœur volé

De joie et de regrets la vie est un  mélange. –
Je suis triste à mourir, depuis samedi soir ;
Mais, selon le proverbe, en ce monde tout change …
Dans notre âme, une porte est ouverte à l’espoir !

Je vous dois un sonnet sur la manière étrange
Dont le malheur advient. – Ma muse se dérange;
Maussade et nonchalante, elle arrive en peignoir,
Les yeux clos à demi … je vais la faire asseoir.

On lui pardonnera son goût pour l’épigramme,
En narrant l’aventure ; – il est certain, Madame,
Qu’hélas ! à fort bon droit, je vous en veux beaucoup.

Ai-je tort ? Jugez-en …Que pourrai-je vous dire ?
Cela serait trop long ; – puis je vous verrai rire…
Et voici mon sonnet qui finit tout à coup.

Q7  T15  s sur s