Archives de catégorie : T23 – cdc dee

La nature est un temple où de vivants pilliers — 1857 (5)

Baudelaire Les fleurs du mal (1ère ed.)

Correspondances

La nature est un temple où de vivants pilliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Q63 – T23

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières, — 1854 (3)

Baudelaire in Lettre non signée à madame Sabatier

Le flambeau vivant

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas sans la route du Beau;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour, le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme.

Q59 – T23 Sonnet envoyé à Mme Sabatier avec ses seuls mots: « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you »

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes; — 1851 (2)

Baudelaire in Le Messager de l’Assemblée

Le tonneau de la Haine

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes;
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts,
Quand même elle saurait ranimer ses victimes
Et pour les pressurer ressusciter leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et se multiplier comme l’hydre de Lerne.

– Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.

Q38 – T23 Les rimes b (-ides), et b’ (-imes) sont proches -Baudelaire marque déjà son goût pour les formules de tercets terminées par un couplet plat (T23, T30 surtout). Influence de son maître Gautier?

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant — 1845 (5)

Gérard de Nerval in  L’Artiste

Vers dorés
Eh quoi! tout est sensible!
Pythagore

Homme! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose:
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’Univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant …
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d’amour dans le métal repose:
Tout est sensible; – et tout sur ton être est puissant!

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie:
A la matière même un verbe est attaché …
Ne la fais point servir à quelque usage impie.

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché;
Et, comme un oeil naissant couvert par ses paupières
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

Q15 – T23

Dans mon coeur, sombre abîme, où, sous le pont du doute, — 1844 (1)

Pétrus Borel in L’Artiste

30 septembre

Dans mon coeur, sombre abîme, où, sous le pont du doute,
A flots silencieux coule l’impiété,
Où toute passion a son anxiété,
Où le rire poursuit ce que l’homme redoute,

Comme sur un rocher aride et culbuté,
Où jamais le chevreuil ne se suspend et broute,
Parmi les noirs débris de son épaisse croûte,
Au fond d’une profonde anfractuosité,

Depuis bientôt six ans une herbe humble et craintive,
Mais vivace, a grandi. Son front est soucieux,
Sa tige est pâle et frêle. Elle souffre captive!

Pourtant comme le chêne elle irait jusqu’aux cieux;
Pourtant, si vous vouliez, de cette chétive herbe,
Madame, vous feriez l’arbre le plus superbe!

Q16 – T23

Vous partez, chers amis; la brise ride l’onde, — 1842 (20)

Théophile Gautier Oeuvres poétiques (ed.1880)

A des amis qui partaient, sonnet

Vous partez, chers amis; la brise ride l’onde,
Un beau reflet ambré dore le front du jour;
Comme un sein virginal sous un baiser d’amour,
La voile sous le vent palpite et se fait ronde.

Une écume d’argent brode la vague blonde,
La rive fuit. Voici Mante et sa double tour,
Puis cent autres clochers qui filent tour à tour
Puis Rouen la gothique et l’Océan qui gronde.

Au dos du vieux lion, terreur des matelots,
Vous allez confier votre barque fragile,
Et flatter de la main sa crinière de flots.

Horace fit une ode au vaisseau de Virgile:
Moi, j’implore pour vous, dans ces quatorze vers,
Les faveurs de Thétis, la déesse aux yeux verts.

Q15  T23

ö Charle, ô guide sûr ! que de choses trouvées, — 1838 (11)

Ulric Guttinger Jumièges, prose et vers

A mon  honorable ami, M.Charles Nodier, de l’Académie française

ö Charle, ô guide sûr ! que de choses trouvées,
Sur vos pas tant aimés du gothique manoir !
A vous qui d’une main relevez l’encensoir,
Et de l’autre agitez la baguette des fées.

A vous, proses et vers, de ces scènes rêvées
Aux bords où notre muse une fois vint s’asseoir,
Où la sainte abbaye, aux lueurs d’un beau soir,
Sentit à vos accents ses tombes relevées !

A vous tous ces récits qu’entamait votre voix,
Lorsque la paix du monde en évoque les gloires !
A vous tous les échos de ce jour d’autrefois,

Cher et bon enchanteur de nos vieilles histoires,
Héritier des secrets d’un si grand souvenir,
Et dont ce beau passé fait un bel avenir !

Q15  T23

Toi qui n’étais plus homme avant de te connaître! — 1820 (1)

Sourdon de la Coretterie Poésies

Sonnet à un eunuque

Toi qui n’étais plus homme avant de te connaître!
Qui perdis, en naissant, le flambeau de ton être!
Toi pour qui de l’amour les soins et les soupirs
Sont des jeux inconnus, ainsi que ses désirs!

Au sein des voluptés toi qui conduis ton maître,
Et qui, sans t’émouvoir, témoin de ses plaisirs,
Traînes des jours sevrés de tendres souvenirs!
Gardien de la beauté! Son vil tyran peut-être!

Coeur glacé! Monstre humain dont le funeste sort
Des charmes de l’hymen à jamais te sépare!
Dont la vie est, hélas! l’image de la mort!

Quand j’adore Zulime et qu’un père barbare
Défend que mes destins soient enchaînés aux siens,
Que mes sens ne sont-ils aussi froids que les tiens!

Q3 – T23

L’auteur se révèle être ’employé à la Manufacture Royale de Tabac à Marseille’.

Froid Désappointement! pâle auteur de mes peines, — 1808 (1)

Stanislas de Boufflers Recueil de Poésies, extraits des ouvrages d’Hélène-Maria Williams, ….

Les poèmes du marquis de Boufflers sont des adaptations de sonnets de la poète anglaise Hélène-Maria Williams. J’en ai retenu plusieurs, qui offrent diverses caractéristiques formelles

Le Désappointement *

Froid Désappointement! pâle auteur de mes peines,
J’éprouve, à ton seul nom, le frisson de la peur;
La vie en moi s’arrête; et mes traits sans couleur
Attendent que mon sang dégèle dans mes veines.

Je t’accuse pourtant bien moins que mes erreurs;
L’amour & l’amitié, dans mon âme insensée,
Se montraient tout brillans du feu de ma pensée;
Je leur prêtais la foi qui n’est pas dans les coeurs.

Mais dans les champs des airs si quelque beau nuage
Offre un brillant palais à mon oeil enchanté,
Puis-je exiger des vents de n’y point faire outrage?

Puis-je attendre de lui quelque solidité?
Non, je sens que c’est moi qui suis mon ennemie
Mais je sens trop, aussi combien j’en suis punie.

*  » Ce terme est nouvellement emprunté de l’anglais, et absolument étranger à notre poésie; mais on doit le pardonner dans la traduction d’une pièce où il est personnifié, parce qu’il fallait le nommer par son nom, et que ce mot n’a pas de correspondant connu dans notre langue.  »

Q63 -T23

Après un quatrain abba, le deuxième quatrain renouvelle entièrement les rimes (en effet, dans la prosodie classique, le singulier ne rime pas avec le pluriel; donc ‘peur’ ne rime pas avec erreurs’); je le note a’b’b’a’. La disposition des tercets est cdc dee. Le sonnet s’achève donc par un distique plat, choix très ‘anglais’ (c’est le cas des sonnets de Shakespeare).