Archives de catégorie : banv

Une nuit grise emplit le morne firmament. — 1866 (17)

Le Parnasse ContemporainRecueil de vers nouveaux – (première livraison) –

Sonnet estrambote

Une nuit grise emplit le morne firmament.
Comme un troupeau de loups, errant à l’aventure
Dans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,
Le vent funèbre hurle épouvantablement.

Le brouillard, que blanchit un tourbillonnement
Neigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,
On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,
Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,
Mollement enlacés et mêlant nos deux êtres
Dans un fauteuil profond devant un feu bien clair:

Nous nous aimons. Nos yeux parlent avec nos lèvres
Frémissantes. Et nous sentons dans notre chair
Courir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.
Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,
Nos coeurs ne craignent pas tes ténèbres glacées.
Louis-Xavier de Ricard

Q15 – T14 +eff (trois tercets) – banv

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant — 1866 (15)

Verlaine Poèmes saturniens

Mon rêve familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? – Je l’ignore.
Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Q15 – T14 – banv

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, — 1866 (14)

Verlaine Poèmes saturniens

Après trois ans

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu’éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

Rien n’a changé. J’ai tout revu: l’humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin….
Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

Même j’ai retrouvé debout la Velléda
Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,
– Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

Q15 – T14 – banv

Tu veux faire un Sonnet? Prends garde, jeune auteur, — 1863 (1)

Henri Rossey Mélanges poétiques

Le Sonnet
A mon jeune ami Eugène Huvé de Garel

Tu veux faire un Sonnet? Prends garde, jeune auteur,
Ecoute auparavant Boileau qui te conseille.
Ce poëme est, dit-il, une pure merveille
Et du Pinde français sera toujours l’honneur.

Mais de mille écrivains il a trompé l’ardeur,
Il fuit toute licence, au choix des mots il veille;
Il faut qu’en deux quatrains de mesure pareille,
La rime, avec deux sons, huit fois plaise au lecteur.

Puis un double tercet, qu’un sens complet partage,
Doit finir dignement ce difficile ouvrage
Dont Apollon dicta les rigoureuses lois.

Si ton talent n’est pas un éclair qui t’abuse,
Poursuis; mais lis ces vers où je t’offre à la fois
Des règles, un exemple, utiles à ta muse.

Q15 – T14 – banv – s sur s

Le sonnet, au contraire, est-il frais, gracieux — 1862 (6)

Charles Frétin Folles et sages


II

Le sonnet, au contraire, est-il frais, gracieux
C’est la jeune odalisque à l’ondoyante allure,
Qui s’avance en dansant, des fleurs à la ceinture,
Des diamants au front, des flammes dans les yeux.

Au milieu des parfums qui brûlent vaporeux,
Les rimes des quatrains lui battent la mesure,
Deux fois d’un pied léger la svelte créature
Brode le même pas sur les tapis soyeux.

Dès que vient des tercets la cadence plus vive,
Tout-à-coup s’animant, vous la voyez lascive
Soulever sa basquine avec un doux souris;

Puis, quand son sein bondit ainsi qu’une gazelle,
De son bouquet tombant cette soeur des houris
Vous jette pour adieu la rose la plus belle.

Q15 – T14 -banv –  s sur s

Je te donne ces vers afin que si mon nom — 1857 (19)

Baudelaire Les fleurs du mal

Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver le soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste comme pendue à mes rimes hautaines;

Etre maudit à qui, de l’abîme profond
Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond!
– O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

Foules d’un pied léger et d’un regard serein
Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain!

Q15 – T14

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne, — 1857 (14)

Baudelaire Les fleurs du mal

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone;

Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’oeil par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts,
Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.

Q15 – T14

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger? — 1855 (12)

Alfred BusquetLe poème des heures

(Septième heure)

Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?
Où, parmi les fruits d’or, à l’abri de sa feuille,
Le bouton embaumé naît, grandit et s’effeuille,
Emplissant de parfums le retrait bocager.

Oh, c’est là qu’il est doux de vivre et de songer,
Que nos jours, comme un fruit ruminant que l’on cueille,
Comme un flôt murmurant que l’océan recueille,
Couleront vers la tombe avec un pied léger.

Cependant que la nuit blonde et tout éveillée
Luise: le rossignol chante dans la feuillée,
Le ver, dans le gazon, allume son fanal.

Soudain le ciel plissé, paupière qui frissonne
Au bord de l’horizon d’un éclat sidéral,
Rougit; il fait plus chaud – le vent se lève … il tonne.

Q15 – T14 banv

Puisque, troublant toujours nos pieuses études, — 1854 (12)

Ferdinand de Gramont Chants du passé

CLVI

Puisque, troublant toujours nos pieuses études,
Le monde à nos regards fait trembler le grand X,
Et dans les cieux voilés revoler Béatrix
Cherchons plus loin encor d’austères solitudes.

Écartons nous surtout des viles habitudes,
Aux Syrtes de Lybie, aux cavernes d’Éryx
Des dipsades, des dards, des sépés, des natrix,
Moins hideux sont les coups et les poisons moins rudes.

Quand chacun se tient ferme et combat à son rang,
Malgré les vents de flamme et les torrents de sang
On doit suivre sa route et mourir en silence,

Mais quand tout se débande, et que la foule émeut
L’air de ses cris peureux, alors, laissant sa lance,
L’intrépide guerrier se fait jour comme il peut.

Q15 – T14  – banv – On a voulu y voir un précurseur du ‘sonnet en x’ de Mallarmé. – (H.N.) dipsade : serpent dont la piqûre produit une chaleur et une soif excessives – sépé : morceau de fer qui sert à assujettir le canon du fusil dans la coulisse – natrix : nomm de la couleuvre à collier

Cléante qui n’avait au monde que ses os — 1854 (11)

Ferdinand de Gramont Chants du passé

LXXXIII

Cléante qui n’avait au monde que ses os
Se fait riche à présent, et son ventre prospère
Mais quoi, cet homme heureux s’est-il vu naître un père?
Recueille-t-il le fruit de ses propres travaux?

Est-ce quelque inventeur de procédés nouveaux?
Nullement. Il a pris la recette vulgaire,
Et d’un coffre sans fond étayant sa misère,
Laisse venir à soi la fortune des sots.

Mais ses succès encor ne sont que des vétilles;
Il sera l’héritier de soixante familles.
Et s’ouvrent devant lui, salons et dignités.

Il peut choisir sa femme et choisir le collège
Qui l’enverra trôner au rang des députés.
D’être offert en exemple il a le privilège.

Heureux de s’unir au cortège,

Déjà même le chef d’une illustre maison
Sur ce bourbier d’écus veut plaquer son blason.

Comme il le juge en sa raison,
Un hymen si brillant vaut bien un peu d’intrigue.
La fille le respire, et la mère le brigue.

Pour y parvenir on se ligue
Et je ne réponds pas qu’avant quinze ou vingt ans,
Un vieux nom qu’ont porté tant de fiers combattants

Sonore et grandi si longtemps,
Grâce à cette union ne tombe en apanage
Aux enfants du héros d’escompte et de courtage.

Q15 – T14 + eff fgg ghh hii – octo: v.15, v.18, v.21, v.24 mr de Gramont imite le canzoniere de Pétrarque, insère dans son livre des sonnets en italien, mélange rondeaux et sextines (qu’il retrouve après Vasquin Phillieul et Pontus de Tyard ; tout en commettant, comme Pontus, l’erreur formelle de faire se rimer les mots-clefs, ce qui dénature le sens de la forme). Il emprunte ici à la tradition italienne le ‘sonetto caudato’: après les quatorze vers s’ajoutent des strophes de trois vers, composées d’un vers court (ici un octosyllabe) de deux longs (ici des alexandrins). Le premier vers de la strophe ajoutée rime avec le dernier vers du corps du sonnet, les deux suivants riment entre eux et introduisent une rime nouvelle. On peut enchaîner ainsi plusieurs strophes additionnelles (on obtient des sonnets qui peuvent avoir jusqu’à une centaine de vers (ainsi Marino au dix-septième siècle et le milanais Carlo Porta, au dix-neuvième). La pièce LXXXIX de son livre est aussi un sonnet caudato (avec une seule strophe ajoutée).