Archives de catégorie : formules principales

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau — 1842 (14)

Eugène Fromentin in ed. Pléiade


Sonnet

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau
Où chaque homme à son tour vient, grotesque poupée,
D’héroisme, d’orgueil ou de vertu drapée,
Débiter sans l’entendre un bout de libretto.

Un siècle passe ; on change un chiffre à l’écriteau.
D’ailleurs, qu’ils aient un sceptre, une lyre, une épée,
Que ce soit Spartacus, ou Lycurgue, ou Pompée,
Tous ont un masque au front, Dieu leur prête un manteau.

Puis, quand l’âge est venu de quitter leur dépouille,
Que le sceptre se brise & que le fer se rouille,
Que le masque est usé, ridé, percé, sanglant,

Chacun dans la coulisse, à la fin de son rôle,
Va chercher son dernier costume, et sur l’épaule
Pour uniforme à tous on leur jette un drap blanc.

‘Cour d’assises, lundi 14 février 1842’.

Q15  T15

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin . — 1842 (13)

Ernest Fouinet dans une lettre à Charles Nodier

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin .
Oui, j’ai vu ton esprit et ta grâce éternelle
Et ta bonté riante, et j’ai mis sous ton aile,
Quelques feuillets lancés pour un vol incertain.

Oui, je t’ai vu, Trilby, mon bienveillant lutin,
Flambeau de poésie ou limpide étincelle !
Mais ce n’était point moi, dis-tu – c’était donc celle
Qui rend heureux et doux ton glorieux destin ?

Ah ! c’était toujours toi ; c’était toujours ton âme,
L’écho de tes accords, le reflet de ta flamme
Ton chant qui se prolonge et son plus beau rayon

Et ta seconde vue et toute ta féérie,
Et, bienfaisant lutin, ton inspiration.
C’était Charles Trilby sous les traits de Marie.

Q15  T14 – banv –   Trilby ou le lutin d’Argail, conte de Nodier (1822)

O forge qui fais peur au passant, à minuit, — 1842 (12)

André Van Hasselt Souvenirs de Liège

Dans une forge

O forge qui fais peur au passant, à minuit,
Quand regardant de loin ta forme flamboyante,
Il écoute mugir, sous ton toit qui bruit,
Des soufflets monstrueux la poitrine aboyante;

Dans ton antre de feu, plein d’éclairs et de bruit,
Tu mâches la montagne, ô fournaise géante,
Et la montagne fond, dans ta flamme qui luit,
Et sort en blocs de fer de ta gueule béante.

Le siècle où nous vivons est une forge aussi,
Que le penseur de loin contemple avec souci;
Et nous tous, ouvriers impatients et blêmes,

Les yeux sur la fournaise et penchés à l’entour,
Nous y voyons se tordre et fondre nos problèmes.
Mais sait-on quel métal en doit sortir un jour?

Q8 – T14 Van Hasselt, belge, travaille le sonnet industriel.

Vous me demandez dans un beau distique — 1842 (7)

Théodore de Banville Les Cariatides

A M. de Sainte-Marie

Vous me demandez dans un beau distique
Comment je comprends le divin sonnet.
Hélas! aujourd’hui, qui de nous connaît,
Ce lis entr’ouvert, cette fleur mystique?

C’est plus qu’un doux chant, c’est une musique,
C’est un rayon rose, un parfum qui naît,
Un autel à qui Petrarque donnait
L’ambre italien et le marbre attique;

C’est le reflet d’or dans la goutte d’eau,
Le trait que jadis l’enfant Cupido
Tirait du carquois jeté sur ses ailes;

C’est le fard léger des belles de cour,
Le chant de Mozart aux saveurs si belles,
Que, redit trois fois, il semble trop court.

Q15 – T14 – banv –  tara – s sur s
On remarque, avec une certaine surprise que les vers 12 et 14 riment mal (pour la conception classique)
Théodore de Banville semble bien être le premier à réutiliser le ‘taratantara’, cette version antique du décasyllabe, coupé 5/5.
(a.ch) préfère cet autre sonnet en taratantarasdu même auteur:

SOUS BOIS

A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu’on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d’orfévrerie,
Les comédiens, rois et demi-dieux.

Hérode brandit son glaive odieux,
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d’yeux.

Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d’or et leurs peaux de loups.

Pierrot s’est chargé de la dame-jeanne.
Puis après eux tous, d’un air triste et doux,
Viennent en rêvant le Poëte et l’Ane[1].

Ce n’est pas au Songe d’une nuit d’été vécu par des personnages de la comédie italienne, ni à Watteau, qu’il convient de se référer, comme le fait Edouard Maynial dans son Anthologie des poètes du XIXe siècle (Hachette, 1935, p. 295), mais au Roman comique de Scarron.
C’est une scène du XVIIe siècle qui est décrite dans une forme de l’époque, le sonnet. L’a-t-elle été selon un vers contemporain : celui de Régnier-Desmarais, tel que Banville pouvait en trouver des exemples dans le Richelet ou chez Quicherat ? L’origine de ce vers serait la solution à un problème de technique (renouvellement par réhabilitation d’une forme ancienne marginale et oubliée), et ne résulterait pas seulement de l’influence de la romance de Musset…


[1]Théodore de Banville : Les Cariatides; Alphonse Lemerre, 1877, pp. 277-278.

Pourquoi parler de demain, — 1842 (6)

Michel Carré Folles rimes et poésies

Sonnet

Pourquoi parler de demain,
Et de ce jour qui s’efface?
Dieu nous couvre de sa main:
Que sa volonté se fasse.

Voyez ce joyeux essaim
D’insectes bleus dans l’espace
Et ce rossignol qui passe
Sous les arbres du chemin:

C’est une nuit parfumée,
Nuit d’amour, ma bien-aimée.
Endormez-vous dans mes bras,

Votre lèvre sur la mienne;
Si la mort attend en bas,
Nous sommes prêts, – qu’elle vienne.

Q8 – T14 – 7s

J’aime à rêver le soir, dans les sombres vallées, — 1842 (4)

Joseph Pétasse Fleurs des champs

Sonnet

J’aime à rêver le soir, dans les sombres vallées,
Que la lune blanchit de ses douces lueurs.
J’aime l’aspect touchant de ces nuits étoilées
Où rayonnent au ciel les divines splendeurs.

J’aime des vents du soir les haleines mêlées,
Qui promènent dans l’air d’énivrantes splendeurs.
J’aime du rossignol les notes modulées,
Qui caressent  mon âme et font couler mes pleurs.

Lorsque je m’abandonne aux vagues rêveries,
Que réveillent en moi ces voluptés chéries,
Une extase subite emplit bientôt mon coeur.

Et mon coeur succombant à cette pure ivresse,
Pour exalter son dieu, ne trouve en sa détresse,
Ne trouve que ces mots: « Seigneur, Seigneur, Seigneur! …  »

Q8 – T15 – bi suite du ‘Bouquet inutile’

O vous ! qui les premiers nous avez dit : « Courage ! » — 1841 (14)

Michel Florestan in Les écrivains de la mansarde

Sonnet

O vous ! qui les premiers nous avez dit : « Courage ! »
Et qui, nous voyant seuls, sur les bords du chemin,
Comme des passereaux blottis contre l’orage,
Nous avez appelés en nous tendant la main ;

O vous ! qui n’avez pas détourné le visage
Afin de ne pas voir, et cruels à dessein,
Sur des pauvres enfants jeté comme un outrage
La froide raillerie et l’orgueilleux dédain ;

Merci de cet amour, frères, qui nous console,
Et nous rend l’espérance … Une douce parole,
Un serrement de main calme bien des douleurs !

Mais pour comprendre ainsi nos regrets et nos pleurs,
Vos yeux ont dû verser des larmes bien amères !
Car les larmes sont sœurs ainsi que les misères.

Q8  T15

Seul, mais armé toujours d’un sévère examen, — 1841 (13)

Eugène Orrit Les soirs d’orage

Doute

Seul, mais armé toujours d’un sévère examen,
Et laissant loin de vous chaque ornière choisie,
Par la foule, de doute et de crainte saisie,
Vous alliez dans la nuit en étendant la main.

Et lorsque vous cherchiez ainsi votre chemin,
Vous vites se lever, dans la brume obscurcie,
L’étoile de Fourier, cet étrange Messie,
Ce penseur effrayant au craâne surhumain.

Depuis lors, méditant sur le nouveau symbole,
Vous voulez l’éclairer d’une ardente parole,
Car vous avez le foi, car vous vous sentez fort.

Heureux celui qui voit enfin dans sa pensée
Rayonner l’espérance autrefois éclipsée
Et sait le but suprême où tend tout son effort.

Q15  T15

Jeune femme, aux grands yeux, à la pâle beauté, — 1841 (12)

Edouard Gout-Desmartres Gerbes de poésie

Sonnet-épilogue

Jeune femme, aux grands yeux, à la pâle beauté,
Oiseau dont l’oiseleur a lié les deux ailes,
Flambeau dont un vent froid glace les étincelles,
Trésor que dans sa tour l’avare a transporté.

Jeune femme au front pâle, au regard attristé,
J’ai compris votre sort et vos larmes cruelles :
Mais je connais un cœur dont les élans fidèles
Veulent mettre un soleil dans vos cieux de clarté.

Ma Muse qu’un soupir plus que la joie attire,
Loin du monde souvent médite et se retire
Là, pour celui qui souffre elle a des chants sacrés.

A vous ses derniers vœux et son dernier hommage ;
Et lorsque vous lirez ce livre, à chaque page
Lisez le mot divin qui vous dit : « Espérez ! …. »

Q15  T15

J’aime, seul et pensif, à m’égarer le soir, — 1841 (11)

Agathe Baudouin Rêveries sur les bords du Cher

Sonnet traduit de Pétrarque

J’aime, seul et pensif, à m’égarer le soir,
Dans les prés, sur les monts où règne le silence,
A l’abri du rameau que la brise balance
En fuyant les humains, heureux je viens m’asseoir.

Ignoré, je jouis des biens que le pouvoir
Ne laisse pas aux rois, que partout on encense
Et la joie, en mon cœur, se développe immense,
Libre de ces liens qui font mon désespoir !

Oh ! je veux désormais, aux sources du génie,
Aux torrents, aux forêts, abandonnant ma vie
Ainsi la dérober au regard des mortels.

Mais puis-je, hélas ! toujours être fier et sauvage ?
L’amour ne peut-il pas, errant sur ce rivage,
M’entraîner en esclave aux pieds de ses autels ?

Q15  T15  tr (Pétrarque xxxv : ‘solo e pensoso…)