Archives de catégorie : rons

Q15 – T15

Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière, — 1873 (10)

Le tombeau de Théophile Gautier.

Leconte de Lisle

A Théophile Gautier

Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel,
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière.

Voir, entendre et sentir? Vent, fumée et poussière.
Aimer? La coupe d’or ne contient que du fiel.
Comme un dieu plein d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu’un autre verse ou non les pleurs accoutumés;
Que ton siècle banal t’oublie ou te renomme;

Moi, je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre, et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme.

Q15 – T15

Orner le monde avec son corps, avec son âme, — 1873 (9)

Charles Cros Le tombeau de Théophile Gautier

Morale

Orner le monde avec son corps, avec son âme,
Etre aussi beau qu’on peut dans nos sombres milieux,
Dire haut ce qu’on rêve et qu’on aime le mieux,
C’est le devoir, pour tout homme et pour toute femme.

Seuls les déshérités du ciel, qui n’ont ni flamme
Sous le front, ni rayons attirants dans les yeux,
S’effarant de tes bonds, lion insoucieux,
T’en voulaient, mais le vent moqueur a pris leur blâme.

La splendeur de ta vie et tes vers scintillants
Te défendent, ainsi que les treize volants
Gardent rose, dans leurs froufrous, ta Moribonde.

Elle et toi, jeunes, beaux, pour ceux qui t’auront lu
Vous vivrez. C’est le prix de quiconque a voulu
Avec son corps, avec son âme orner le monde.

Q15 – T15

Devant toi l’Eléphant, dressant en l’air sa trompe, — 1873 (8)

Théophile GautierPoésies libertines

A la Présidente

Devant toi l’Eléphant, dressant en l’air sa trompe,
De son phallus géant décalotte la peau;
Le régiment qui passe agite son drapeau,
Et le foutre jaillit comme par une pompe.

Tu n’as qu’à faire voir, pour qu’un saint se corrompe,
Ta gorge étincelante où tremble un oripeau;
Des cardinaux romains sous son rouge chapeau
Le vit pontifical se raidit tant qu’il rompe.

Les nymphes de Rubens, remuant le jambon,
Livrent des reins moins blancs au flôt qui les emperle
Que toi lorsque ton bain sur ton beau corps déferle.

Ton regard dans les coeurs tombe comme un charbon.
Près de toi je vivrais au fond d’une masure:
Il n’est pas de taudis que ton amour n’azure.

Q15 – T30 – Gautier, jusqu’au bout, est resté fidèle à l’éléphant et à la rime ‘ompe’.

Quand le travail s’arrête et que finit le jour, —1872 (33)

Albert Mérat Les souvenirs

Les sardinières

Quand le travail s’arrête et que finit le jour,
L’obscur logis s’éclaire et la vitre étincelle.
Vers l’âtre où le souci des mères les appelle
Elles pressent le pas et hâtent le retour.

Le court fichu de laine alourdit le contour
Du sein, et l’on voit mal laquelle est la plus belle;
Mais l’égale blancheur des coiffes de dentelle
Leur donne un air claustral irritant pour l’amour.

Leurs yeux, clairs comme l’eau des vagues, vous regardent,
Les petites à vous sourire se hasardent
Et courent en mordant de grands morceaux de pain.

Et, se tenant la main comme un cortège antique,
Les grandes font, au choc d’un pas lourd et rustique
Claquer sur la pavé leurs sabots de sapin.

Q15 – T15

L’ange de l’Apocalypse, — 1872 (32)

Paul Arène et Alphonse DaudetLe Parnassiculet Contemporain

Absinthe
(Apocalypse, 10-11)

L’ange de l’Apocalypse,
Lumineux épouvantail,
Réveille l’humain bétail
Sur la montagne de gypse.

Il développe l’éclipse,
Ainsi qu’un noir éventail,
Et la planète en travail
S’arrête sur son ellipse.

L’herbe pousse au bord abject;
Elle embaume l’air infect;
Le cristal se coule et tinte;

Au fleuve l’Etoile choît,
Verte … et le poëte boit
Le poison qu’il nomme Absinthe.

Q15 – T15 – 7s

Obscur et froncé comme un oeillet violet, — 1872 (14)

Album zutique

Rimbaud et Verlaine

L’idole.

Obscur et froncé comme un oeillet violet,
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la rampe douce
Des fesses blanches jusqu’au bord de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré sous l’autan cruel qui les repousse
A travers de petits caillots de marne rousse,
Pour s’aller perdre où la pente les appelait.

Mon rêve s’aboucha souvent à sa ventouse;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C’est l’olive pâmée, et la flûte caline,
Le tube d’où descend la céleste praline,
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos.

Q15 – T15

Tout poète, en loyer, reçoit de la nature — 1871 (4)

Joséphin Soulary Oeuvres poétiques


Assez riche

Tout poète, en loyer, reçoit de la nature
Un domaine idéal que défriche l’esprit.
Je n’obtins qu’un arpent, mais ce lot me sourit;
Qu’un plus riche à tenter l’infini s’aventure!

Dans mon jardin, bordé d’une étroite clôture,
Croît le pampre sacré, l’épi dru qui nourrit,
La fleur qui plaît aux yeux, le simple qui guérit;
Un dieu mignon bénit ma petite culture.

Moins d’espace me fait nécessité du choix.
Plusieurs jets m’advenant, j’en tranche deux ou trois,
Le terrain s’agrandit de la place émondée;

Si bien qu’à force d’art et de soins obstinés,
A la fin, j’ai du sol en excès, – et, tenez!
Il me reste ce vers à semer d’une idée.

Q15 – T15

Dans mon coeur indolent, prompt à se dessécher, — 1871 (3)

Joséphin Soulary Oeuvres poétiques

Là-bas

Dans mon coeur indolent, prompt à se dessécher,
Le souvenir d’hier laisse une trace à peine:
Mais de ses bords lointains l’enfance me ramène
Un souvenir dont rien ne peut me détacher.

Paysage naïf, que j’aime à t’ébaucher!
Rends-moi ma soeur de lait, la brune Madeleine,
Et tous nos biens à deux, boutons d’or dans la plaine,
Nids chanteurs dans les bois, feux au coin du rocher:

Et son beau taureau blanc, et Néra ma génisse,
Fiers lutins qui souvent, trompant notre oeil novice,
S’égaraient par les blés qu’avait dorés Juillet;

Et ce calme enivrant des blondes nuits sans voiles
Quand, sa main dans ma main, nous rêvions aux étoiles,
Sur le seuil de la ferme où l’âtre pétillait.

Q15 – T15

Je n’ai d’ami qu’un chien. Je ne sais pour quels torts, — 1871 (2)

Joséphin Soulary

Un Ami

Je n’ai d’ami qu’un chien. Je ne sais pour quels torts,
De ma main, certain jour, il reçut l’étrivière.
Ce chien me repêcha, le soir, dans la rivière;
Il n’en fut pas plus vain, – moi, j’eus bien des remords.

Nous ne faisons, depuis, qu’un âme dans deux corps.
Lorsqu’on m’emportera sur la triste civière,
Je veux que mon ami me suive au cimetière,
Le front bas, comme il sied au cortège des morts.

On comblera ma fosse. Alors, ô pauvre bête,
Las de flairer le sol, de mes pieds à ma tête,
Seul au monde, et tout fou de n’y comprendre rien,

Tu japperas trois fois; – je répondrai peut-être.
Mais si rien ne répond, hélas! c’est que ton maître
Est bien mort! couche-toi pour mourir, mon bon chien!

Q15 – T15