Archives de catégorie : Formule entière

Si mon âme claire s’éteint — 1888 (15)

Charles CrosLe Collier de griffes

Testament

Si mon âme claire s’éteint
Comme une lampe sans pétrole,
Si mon esprit, en haut, déteint
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin,
Entier, sans tache, sans vérole,
Si le bégaiement bête atteint
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C’est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis
Personne. Car un paradis
Matinal, s’ouvre et me fait taire.

Q8 – T15 – octo  – L’ed. Pléiade affirme bizarrement que le vers 7 est un heptasyllabe (ce qui est faux) et suggère de compter ‘bégaiement’ pour 4 positions, ce qui est bête. Mais c’est le vers 4 qui n’a que 7 syllabes.

L’océan d’argent couvre tout — 1888 (12)

Charles CrosLe Collier de griffes

Banalité

L’océan d’argent couvre tout
Avec sa marée incrustante.
Nous aurons rêvé jusqu’au bout
Le legs d’un oncle ou d’une tante.

Rien ne vient. Notre cerveau bout
Dans l’Idéal, feu qui nous tente,
Et nous mourons. Restent debout
Ceux qui font le cours de la rente.

Etouffé sous les lourds métaux
Qui brûlèrent toute espérance,
Mon coeur fait un bruit de marteaux.

L’or, l’argent, rois d’indifférence
Fondus, puis froids, ont recouvert
Les muguets et le gazon vert.

Q8 – T23 – octo

Je suis l’expulsé des vieilles pagodes — 1888 (9)

Charles CrosLe Collier de griffes

En Cour d’Assises

Je suis l’expulsé des vieilles pagodes
Ayant un peu ri pendant le Mystère;
Les anciens ont dit: Il fallait se taire
Quand nous récitions, solennels, nos odes.

Assis sur mon banc, j’écoute les codes
Et ce magistrat, sous sa toge, austère,
Qui guigne la dame aux yeux de panthère,
Au corsage orné comme les géodes.

Il y a du monde en cette audience,
Il y a des gens remplis de science,
Ça ne manque pas de l’élément femme.

Flétri, condamné, traité de poète,
Sous le couperet je mettrai ma tête
Que l’opinion publique réclame.

Q15 – T15 – tara

Quand on est un vieillard usé par tous les bouts, — 1888 (5)

Louis-Pilate de Brinn’Gaubast Sonnets insolents

XXI


Devant la Mort
A madame Ackermann

Quand on est un vieillard usé par tous les bouts,
Et qu’on arrive, ô Mort! Près de ton précipice ,
Sous des courtines d’or, ou dans son lit d’hospice,
On passe de longs jours à se tâter le pouls!

Comme un lion gisant dévoré par les poux,
L’âme se sent mordue, en ce moment propice,
Par des doutes affreux devant ce frontispice
Du sépulcre où le ver deviendra son époux.

Ne laisserons-nous donc jamais, fous incurables,
Devant l’inanité de nos pleurs misérables,
Le pourpre de la honte ensanglanter nos fronts?

Et n’aurons-nous jamais la pudeur de nous taire,
Et le faible courage, à l’heure où nous souffrons
De priver de nos pleurs Dieu qui s’en désaltère?

Q15 – T14 – banv

Sur ma table, parmi d’illisibles grimoires,— 1888 (4)

Louis-Pilate de Brinn’Gaubast Sonnets insolents

XI
Le Papier blanc

Sur ma table, parmi d’illisibles grimoires,
Griffonnés par mes doigts fébriles, et couverts
Les uns d’infâme prose et les autres de vers,
Le divin Papier Blanc fait chatoyer ses moires.

Pourquoi je l’ai tiré du fond de mes armoires?
– C’est que Dieu ne veut plus, tant nous sommes pervers,
Nous permettre, comme aux oiseaux dans les bois verts,
De garder tous nos chants au fond de nos mémoires …

Pourtant, quelque douleur qui saigne à notre flanc,
Nul de nous, ô papier resplendissant et blanc!
N’est digne de noircir ta gloire immaculée:

Les plus victorieux ne sont jamais vainqueurs,
Absolument, du Rythme et de la Rime ailée;
Et le meilleur de nous reste au fond de nos coeurs.

Q15 – T14 – banv

Les uns pour le plaisir, d’autres pour oublier, — 1888 (3)

Louis-Pilate de Brinn’Gaubast Sonnets insolents

VIII

Matin d’ivresse

Les uns pour le plaisir, d’autres pour oublier,
Infectant nos gosiers d’une odeur de charogne,
Nous employons nos nuits à nous rougir la trogne,
Et nous hurlons ainsi que des fous à lier;

Nos pas, quand nous rentrons, ébranlent l’escalier
Comme un bois vermoulu qu’une lézarde rogne;
Et nos serments d’amour sont des hoquets d’ivrogne!
Et nous scandalisons les voisins du palier.

C’est bien! quelques moments encor de ce système:
Et les femmes à qui nous avions dit: « je t’aime!  »
Et qui nous ont trahis pour des fils de bourgeois:

Ces femmes seront hors de notre coeur futile;
Et nous savourerons, pour la première fois,
L’orgueil d’avoir sali ce viscère – inutile.

Q15 – T14 – banv

Puisqu’aux arrêts du Sort il n’est pas de pourvois, — 1888 (2)

Louis-Pilate de Brinn’Gaubast Sonnets insolents
I

Vieilles distractions
A Jean Richepin

Puisqu’aux arrêts du Sort il n’est pas de pourvois,
Puisque, après avoir fait tant de superbes phrases
Et dans de si beaux vers enchâssé nos extases,
Nous mourons, sans un chien pour suivre nos convois:

O poëtes! fuyons la ville et ses pavois:
Vagabondons rêveurs dans les campagnes rases;
Rassasions nos yeux de l’or des chrysoprases;
Et dans des cris d’amour égosillons nos voix!

Aussi bien, dans l’horreur de cette époque immonde,
Entre la mer brumeuse, où sombre le vieux monde,
Et l’Avenir, port vague où nous nous en allions,

Echoués, à mi-route, au milieu des ténèbres,
Nous péririons d’ennui près de nos galions,
Sans le banal attrait de ces plaisirs – funèbres.

Q15 – T14 – banv

Tout ce que vous voudrez pour vous donner la preuve — 1887 (13)

Pétrus Borel in Revue de Paris et de Saint-Petersbourg

Tout ce que vous voudrez pour vous donner la preuve
De l’amour fort et fier que je vous dois vouer ;
Pas de noviciat, pas d’âpre et dure épreuve
Que mon cœur valeureux puisse désavouer.

Oui, je veux accomplir une œuvre grande et neuve !
Oui, pour vous mériter je m’en vais dénouer
Dans mon âme tragique et que le fiel abreuve
Quelque admirable drame où vous voudrez jouer.

Shakspeare applaudira ; mon bon maître Corneille
Me sourira au fond de son sacré tombeau !
Mais quand l’humble ouvrier aura fini sa veille,

Eteint sa forge en feu, quitté son escabeau,
Croisant ses bras lassés, de son œuvre exemplaire,
Implacable, il viendra réclamer le salaire !

Q8  T23  sonnet de 1842

Au temps du gazouillis des feuilles, en avril, — 1887 (9)

Stuart Merrill Les gammes

La flûte
A Stéphane Mallarmé

Au temps du gazouillis des feuilles, en avril,
La voix du divin Pan s’avive de folie,
Et son souffle qui siffle en la flûte polie
Eveille les désirs du renouveau viril.

Comme un appel strident de naïade en péril
L’hymne vibre en le vert de la forêt pâlie
D’où répond, note à note, écho qui se délie,
L’ironique pipeau d’un sylvain puéril.

Le fol effroi des vents avec des frous-frous frêles
Se propage en remous criblés de rayons grêles
Du smaragdin de l’herbe au plus glauque des bois!

Et de tes trous, Syrinx, jaillissent les surprises
Du grave et de l’aigu, du fifre et du hautbois,
Et le rire et le rire et le rire des brises.

Q15 – T14 – banv

Pour un civet, il faut un lièvre: — 1887 (6)

Le Chat Noir,

Armand Masson

Bouchée à la reine

Pour un civet, il faut un lièvre:
Il faut une idée au sonnet.
Prenez-là délicate et mièvre,
Un déjeuner de sansonnet.

Dans une coupe de vieux Sèvre
Faites-là fondre un tantinet
Avec ces mots doux à la lèvre
Où Benserade butinait.

Saupoudrez de rimes parfaites,
Poivre, piments, cannelle, et faites
Un trait précieux pour la fin:

Vous aurez une chose exquise,
Un plat de petite marquise,
– Bon pour les gens qui n’ont pas faim.

Q8 – T15 – octo  – s sur s