Archives de catégorie : Formule entière

De même qu’au soleil l’horrible essaim des mouches — 1868 (15)

coll. sonnets et eaux-fortes

Leconte de Lisle

Le combat homérique

De même qu’au soleil l’horrible essaim des mouches
Des taureaux égorgés couvre les cuirs velus,
Un tourbillon guerrier de peuples chevelus
Hors des nefs s’épaissit, plein de clameurs farouches.

Tout roule et se confond, souffle rauque des bouches,
Bruit des coups, les vivants et ceux qui ne sont plus,
Chars vides, étalons cabrés, flux et reflux
Des boucliers d’airain hérissés d’éclairs louches.

Les reptiles tordus au front, les yeux ardents,
L’aboyeuse Gorgô vole et grince des dents
Par la plaine où le sang exhale ses buées.

Zeus, sur le pavé d’or, se lève, furieux,
Et voici que la troupe héroïque des dieux
Bondit dans le combat, du faîte des nuées.

Q15 – T15

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, — 1868 (13)

coll sonnets et eaux-fortes

José Maria de Heredia

Les conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivre d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosporescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Q15 – T14 – banv

Une ville gothique, avec tout son détail, — 1868 (12)

coll sonnets et eaux-fortes

Théophile Gautier

Promenade hors des murs

Une ville gothique, avec tout son détail,
Pignons, clochers et tours forme la perspective;
Par les portes s’élance une foule hâtive,
C’est déjà le printemps, des prés verdit l’émail.

Le bourgeois s’endimanche et quitte son travail.
L’amoureux par le doigt tient l’amante craintive,
D’une grâce un peu roide, ainsi que sous l’ogive
Une sainte en prison dans le plomb d’un vitrail.

Quittant par ce beau jour, bouquins, matras, cornues,
Le docteur Faust, avec son famulus Wagner,
S’est assis sur un banc et jouit du bon air.

Il vous semble revoir des figures connues:
Wolgemuth et Cranach les gravèrent sur bois,
Et Leys les fait revivre une seconde fois.

Q15 – T30

César sur le pavé de la salle déserte — 1868 (11)

coll sonnets et eaux-fortes

Anatole France

Un sénateur romain

César sur le pavé de la salle déserte
Gît, drapé dans sa toge et dans sa majesté.
Le bronze de Pompée avec sa lèvre verte
A ce cadavre blanc sourit ensanglanté.

L’âme qui vient de fuir par une route ouverte
Sous le fer de Brutus et de la Liberté,
Triste, voltige autour de sa dépouille inerte
Où l’indulgente Mort mit sa pâle beauté.

Et sur le marbre nu des bancs, tout seul au centre,
Des mouvements égaux de son énorme ventre
Rythmant ses ronflements, sort un vieux sénateur.

Le silence l’éveille et, l’oeil trouble, il s’écrie
D’un ton rauque, à travers l’horreur de la curie:
 » Je vote la couronne à César dictateur!  »

Q8 – T15

Quand tout couvert du sang de la grande victime, — 1868 (9)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Antoni Deschamps

Supplice de Judas dans l’Enfer

Quand tout couvert du sang de la grande victime,
Judas, tombant enfin de son arbre fatal,
Et roulant dans le fond de l’éternel abîme
De degrés en degrés au royaume infernal,

Sentit ses os siffler en leur moelle intime,
Ses chairs se calciner et puis l’Esprit du mal
Le traîner palpitant du remords de son crime
Aux pieds du dernier juge et sous son tribunal,

Satan, à son aspect sur le sombre rivage,
D’un sourire subit dérida son visage,
Et, de ses bras puissants entourant le damné,

Comme un amant là-haut embrasse son amante,
Serein, il lui rendit, de sa bouche fumante,
Le baiser que le traître au Christ avait donné!

Q8 – T15

O Sirène de l’âme, ô grâce, ô majesté — 1868 (7)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Auguste Barbier

to kalon

O Sirène de l’âme, ô grâce, ô majesté
Qui domines le monde et sur tes pas entraînes
Tous les êtres roulant des flammes en leurs veines,
A tes amants combien tu coûtes, ô Beauté!

Que tu sois pur esprit, blanche divinité
Venant du clair azur des éternelles plaines,
Ou bloc de chair sensible aux formes souveraines
Et qu’en son meilleur jour la nature ait sculpté,

Eve ou muse, n’importe! il faut par des supplices
Acheter le sublime éclair de tes délices
Et payer cher l’extase où nos coeurs sont noyés.

Cruelle idole, il faut vivre pour toi sur terre
Dans les pleurs, le mépris, la haine, la misère,
Et même de son sang parfois rougir tes piés!

Q15 – T15

Dans le parc au noble dessin — 1868 (6)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Théodore de Banville


Promenade galante

Dans le parc au noble dessin
Où s’égarent les Cydalises
Parmi les fontaines surprises
Dans le marbre du clair bassin.

Iris, que suit un jeune essaim,
Philis, Eglé, nymphes éprises,
Avec leurs plumes indécises,
En manteau court, montrant leur sein,

Lycaste, Myrtil et Sylvandre
Vont, parmi la verdure tendre,
Vers les grands feuillages dormants.

Ils errent dans le matin blême,
Tous vêtus de satin, charmants
Et tristes comme l’Amour même.

Q15 – T14 – banv – octo

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles? — 1868 (3)

Coll.Rimes et idées

François.Fertiault

A un dépréciateur

– « Encor! Toujours ce moule? Et ces formes pareilles?
Toujours pour vos tableaux ce calque qu’on connaît?
Quoi! sans pitié, toujours nous jeter aux oreilles
Ces affreux bouts-rimés qu’on appelle un Sonnet!

– « Bouts-rimés? le Sonnet? l’une de nos merveilles?
Toujours pour ce phénix votre dédain renaît! …
A lui seul, sobre, et ferme, il vaut toutes les veilles:
Des poétiques sceaux nul ne frappe aussi net;

Nul ne condense mieux sous sa nerveuse empreinte,
Nul n’a plus d’horizon sous sa ligne restreinte.
Nul n’est plus souple, riche en ses diversités.

Je sais, moi, tel fervent de cette oeuvre ample et brève
Qui, précis comme un chiffre ou vague comme un rêve,
Dans ses quatorze vers met des immensités.

Q8 – T15 – s sur s François Fertiault, en préface, défend le sonnet par une citation: « Le Sonnet  comprend tout ce que l’Ode a de beau et de délicat, et tout ce que l’Epigramme a de subtil et de concis – Philotée Delacroix « 

Quand humble et suppliant, brisé par la torture, — 1867 (8)

Robert Luzarche in La Gazette rimée

A Galilée

Quand humble et suppliant, brisé par la torture,
Menacé du bûcher et du feu de l’enfer,
A leur noir tribunal tu vins dire : j’abjure !
En te relevant, sombre, avec un rire amer,

Peut-être as-tu pu voir, ô glorieux parjure !
Tes juges étonnés et blême sous l’éclair
De ton mâle regard qui, défiant l’injure,
Errait vers l’avenir, horizon vaste et clair.

Prévoyais-tu grand mort dont la foule s’amuse,
Qu’en l’an mil huit cent soixante-sept, la muse
D’un autre inquisiteur prêtrophobe et chauvin,

Sans vergogne ferait comparaître ton ombre
Par devant des bourgeois et des claqueurs sans nombre
Et lui ferait parler la langue de Havin ?

Q8  T15