Les chiens perdus ont des fourrières ; — 1889 (12)

– Jules Jouy in Le Paris (d’après Patrick Biau, J.J. le ‘poète chourineur’)

Philosophe

Les chiens perdus ont des fourrières ;
Les cygn’ des boit’s sur leurs bassins ;
Les rodeurs de nuit, des carrières,
L’bagn’ sert d’hôtel aux assassins.

La nuit, au poste, les roussins
Ont d’quoi s’coucher sur leurs derrières ;
Les architect’s, pour un tas d’saints,
Ont creusé des nich’s, dans des pierres.

Eh bien, moi, pauvr’ vieux ouvrier,
Parc’ qu’on n’veut plus m’faire travailler,
J’peux mêm’ pas ronfler comm’ Gavroche !

Bah ! j’m’en fich’ d’avoir pas d’foyer ;
Car, si j’ai pas l’sou dans ma poche,
Au moins j’ai pas d’terme à payer.

Q11  T14 – octo Les vers sont comptés ‘oralement’ ce qui fait ‘peuple’. Mais Mr Jouy ne se permet pas de rimer un singulier avec un pluriel, ce qui est bien savant.

Le poupard était bon: le raille nous aggriffe, — 1889 (11)

Marcel Schwob Oeuvres de Jeunesse

L’emballage

Le poupard était bon: le raille nous aggriffe,
Marrons pour estourbir notre blot dans le sac.
Il fallait être mous tous deux comme une chiffe
Pour se laisser paumer sur un coup de fric-frac.

Nous sommes emballés sans gonzesse, sans riffe,
Où nous faisions chauffer notre dard et son crac
Chez le bistrot du coin, la sorgue, quand on briffe
En se palpant de près, la marmite et son mac.

Le mazarot est noir; pas de rouges bastringues,
Ni de perroquets noirs chez les vieils mannezingues;
Il faut être rupin, goupiner la mislocq.

Bouffer sans mettre ses abatis sur la table
Et ne pas jaspiner le jars devant un diable;
Nous en calancherons, de turbiner le chocq.

Q8 – T15  argot poupard : se dit d’un bébé grassouillet

Rasant les murs du port, passent trois matelots. — 1889 (10)

Marcel Schwob Oeuvres de Jeunesse

Singeries, ***

Rasant les murs du port, passent trois matelots.
Le loustic de la bande a dans une bataille
Attrapé sur le nez une profonde entaille,
Il rit et bat à coups de poings les volets clos.

Sous l’obscure lueur sanglante des falots,
Une hôtesse ventrue à mine de futaille
Leur fait signe et tous trois, la prenant par la taille,
Se poussent au comptoir derrière les hublots.

Les mathurins béats, accoudés sur la table,
Avalent éblouis un velours délectable
Versé par le patron dans leurs quarts de fer-blanc.

A côté d’un gabier qui va dégringolant,
De l’escalier graisseux et vermoulu du bouge
Une fille en cheveux descend, la trogne rouge.

Q15 – T13

Quand le luxe hautain des carafes frappées — 1889 (9)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Six heures et demie

Quand le luxe hautain des carafes frappées
Constelle le faubourg et les grands boulevards
Oubliant les Ohnets et les François Coppées,
Je vais m’asseoir parmi les estomacs buvards

Qui ruminent de Scholl les grandes épopées.
Mon Troisfrançois emmi les nobles bolivars
S’aperçoit, au travers des voitures stoppées
Sous le regard éteint des collignons bavards …

Je compte sur mes doigts les trésors de ma bourse,
Tandis qu’au ciel déjà s’apprête la Grande Ourse
Et que, très lentement, mon cigare s’éteint …

Mon coeur se rafraîchit d’un souffle d’azalées,
Et je crois voir passer dans le Quartier Latin
Les lapis-lazuli des sources en allées.

Q8 – T15

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi, — 1889 (8)

George Auriol – in  Le Chat Noir

Manufacture de sonnets
…. Actuellement la Manufacture Nationale de Sonnets n’occupe pas moins de 1200 personnes, – hommes et femmes – répandus dans cent ateliers, à la tête de chacun desquels se trouve un contremaître.
L’atelier des Rimes, qui est le plus considérable de tous, est composé d’employés subalternes dont l’unique occupation consiste à trier les rimes et à les distribuer dans des cahiers assez semblables aux casses des typographes.
….
Après avoir minutieusement inspecté l’atelier des Rimes, nous pénétrons dans une salle basse où quelques individus assez sordides jouent aux cartes en fumant leur pipe et en absorbant des boissons variées.
Ce sont les poètes de la Lune. Ils ne travaillent que le soir; ils opèrent au 7ème, dans un local à claire-voie qui leur permet de contempler le ciel à leur aise. Ces ouvriers, paraît-il, se font parfois jusqu’à 18 ou 20 francs par jour, le sonnet à la lune étant très demandé actuellement dans l’Amérique du Sud, où il avait été totalement ignoré jusqu’à ce jour. Le Guatéméla, à lui seul, en consomme plus de 10000 par mois.
Les sonnets printaniers, qui font fureur en Russie, se composent dans une serre; chaque ouvrier est étendu sur un banc de mousse et des jeunes filles inspiratrices, en toilettes tendres, lui servent de modèle. Le sonnet printanier est habituellement confié aux débutants; il s’appelle sonnet gnan-gnan, dans l’argot du métier.
Nous pénétrons ensuite dans un grand atelier absolument nu. Ici, chaque ouvrier est isolé par un paravent. C’est la salle des sonnets du coeur, lesquels sont très recherchés, nous assure-t-on, de certains collectionneurs. – Chacun de ces sonnets doit commencer par « mon coeur« . Exemple: – Mon coeur est un cerceau crevé par les clownesses – Mon coeur est le valet de coeur de ton désir – Mon coeur est l’hôpital de mes rêves fanés – Mon coeur est le trottoir de vos petits pieds blancs – Etc.
La plupart des ouvriers de cet atelier sont myopes. Ils portent les cheveux très longs; quelques-uns même ont des cravates en dentelle.
Nous passons aussitôt dans le Hall des sonnets sur commande. Il est occupé par des ouvriers extrêmement habiles qui confectionnent en moins de cinq minutes des sonnets sur n’importe quel sujet: sonnets pour toast, sonnets pour fêtes, pour anniversaires ou mariages; sonnets pour dîners d’anciens élèves, pour repas de corps, noces d’argent, fêtes nationales, etc. ; quelques virtuoses arrivent même à composer deux ou trois sonnets à la fois. C’est le comble de l’art. Le contremaître nous montre un sonnet destiné à un riche industriel. Il commence ainsi:
Salut à vous, ô vétéran de la bretelle!
Il doit être livré à sept heures précises et remis clandestinement au petit pâtissier qui apportera le vol-au-vent. D’autres seront expédiés directement à dix heures, dix heures et demie et onze heures. On ne livre plus passé minuit.
Plus loin, s’aperçoit l’équipe des sonnets impromptus pour bals, soirées, cabinets particuliers, champs de courses, squares et promenades en voiture … ces sonnets sont vendus depuis cinq francs jusqu’à deux louis pièce, avec la manière de les apprendre par coeur, et les variantes pour les différentes couleurs de chevaux.
L’atelier des sonnets de passion et des sonnets orientaux est plein de femmes ornées et légèrement voilées, dans des poses absolument lascives. Ces femmmes sont séparées des ouvriers par un grand mur de cristal, sans lequel la morale ne saurait être sauvegardée.
Il serait trop long de décrire ici la salle des sonnets décadents, des sonnets rustiques, des sonnets de famille, des sonnets romantiques, des sonnets de Lesbos, et autres.
Les employés attachés à ces différentes spécialités sont soumis à l’amende de 5 francs par hiatus, comme les autres. Ils ont leur dimanche, plus vingt-quatre heures par mois, et un congé de huit jours tous les ans, à l’occasion de la Fête d’Arvers.
Nous traversons très rapidement l’Ecole des Pupilles d’Apollon, qui sont, en quelque sorte, les enfants de troupe de la Poésie, et nous sortons émerveillés.
Je crois que mes lectrices me sauront grè de leur offrir ici même quelques échantillons des produits de cette étonnante manufacture. Le premier appartient à la série des sonnets rustiques, le second fait partie des sonnets d’absinthe.  »

Vesprée d’août

Quand la tomate, au soir, lasse d’avoir rougi,
Fuit le ruisseau jaseur que fréquente l’ablette,
J’aime inscrire des mots commençant par des j
Sur l’ivoire bénin de mes humbles tablettes.

Parfois je vais errer sur le vieux tertre où gît
Le souvenir dolent des pauvres poires blettes,
Et puis je m’en reviens, tranquille, en mon logis
Où mon petit-neveu tardivement goblette.

Alors, si le dîner n’est pas encore cuit,
Je décroche un fusil et je mange un biscuit
Avec mon perroquet sur le pas de ma porte;

Je laisse au lendemain son air mystérieux,
Et mon esprit flâneur suit à travers les cieux
Le rêve qui troubla l’âme du vieux cloporte.

Q8 – T15

Furieuse, les yeux caves et les seins roides, — 1889 (7)

Paul Verlaine –  Parallèlement

Sappho

Furieuse, les yeux caves et les seins roides,
Sappho, que la langueur de son désir irrite,
Comme une louve court le long des grèves froides,

Elle songe à Phaon, oublieuse du Rite,
Et, voyant à ce point ses larmes dédaignées,
Arrache ses cheveux immenses par poignées;

Puis elle évoque, en des remords sans accalmies,
Ces temps où rayonnait, pure, la jeune gloire
De ses amours chantés en vers que la mémoire
De l’âme va redire aux vierges endormies:

Et voilà qu’elle abat ses paupières blêmies
Et saute dans la mer où l’appelle la Moire, –
Tandis qu’au ciel éclate, incendiant l’eau noire,
La pâle Séléné qui venge les Amies.

s.rev: ede dcc abba abba

Un très vieux temple antique s’écroulant — 1889 (6)

Paul Verlaine –  Parallèlement

Allégorie

Un très vieux temple antique s’écroulant
Sur le sommet indécis d’un mont jaune,
Ainsi que roi déchu pleurant son trône,
Se mire, pâle, au tain d’un fleuve lent.

Grâce endormie et regard somnolent,
Une naïade âgée, auprès d’un aulne,
Avec un brin de saule agace un faune
Qui lui sourit, bucolique et galant.

Sujet naïf et fade qui m’attristes,
Dis, quel poète entre tous les artistes,
Quel ouvrier morose t’opéra,

Tapisserie usée et surannée,
Banale comme un décor d’opéra,
Factice, hélas! comme ma destinée?

Q15 – T14 – banv –  déca

L’or des bandeaux, la fraise de la bouche, ces — 1889 (5)

Le Décadent

?

La caissière

L’or des bandeaux, la fraise de la bouche, ces
Bluets captifs aux rais adorables des cils,
Le jeu du doigt dompteur d’une boucle indocile:
Mais pourquoi ces brillants comme si ça poussait?

Neige des mains, braises des bagues et vos conques,
Ongles où meurt le carmin tendre des oeillets,
Et la lumière de la joue où sommeillait
Le rêve de ce clair visage un peu quelconque.

Quelconque un peu, mais si charmant et tant amène..
Lueur du front! Rythme du sein! Et pas de doute,
Rien de méchant sur ce visage tant amène…

Et ces purs doigts, ces yeux de songe, et toute, et toute!
C’est ton ciboire, ô soif d’un coeur épris d’hymen,
Ta chope aussi pour le régal de l’avoir Toute!

Q49 – T20 – Le vers 2 a une rime masc, le v.3 fem

« Nota – Voici des vers d’un de nos sympathiques et illustres amis, d’un des maîtres incontestés de l’Art moderne, que des circonstances indépendantes de sa volonté avaient tenu éloigné de nous. Tous les lettrés reconnaîtront sa marque sans seconde. « 

Je rêve d’être sous ton corps — 1889 (4)

Le Décadent

Jules Renard

Morvandelle

Je rêve d’être sous ton corps
Une barque fragile et neuve.
Tu ne vivras qu’entre mes bords
Plus solitaire qu’une veuve.

Tu tiendras toute entière en moi,
Car ma poitrine t’a saisie
Comme une prison; j’ai pour toi
De couler à ta fantaisie.

Ma rame bat avec langueur
Sur la mesure de ton coeur.
Puis, las d’amour, j’aurai la joie

Avec un simple tour de reins
De faire voir aux riverains
Comme une maîtresse se noie!

Q59 – T15 – octo

Il hurlait: « mon nombril est un chryzobéril, — 1889 (3)

Le Décadent

Métrophane Crapoussin (Georges Fourest)

Quatorzain pour aller à Bicêtre

Il hurlait: « mon nombril est un chryzobéril,
Mon corps est serti de feldspaths et d’argyroses
Ma couche est le pistil déhiscent d’une rose
Et c’est d’or pur que Zeus fit mon Membre Viril.

Mon père – clérical – et ma mère, l’étoile
Gamma du Petit Chien dorment sur le Liban
Et c’est pourquoi je hais l’infâme Caliban.
A quatorze ans, j’entrai chez un marchand de toile

Peinte. Ce gaillard-là ne fut qu’un propre à rien.
Nabuchodonosor! O quel assyrien:
Moi, j’ai des cornes d’antilope dans la bouche.

Gazelles d’Andrinople, aux Juillets pluvieux! »
– Or, comme il se taisait, le médeçin, un vieux
Rasé, dit au gardien: « qu’on le mène à la douche »

Q63 – T15

par Jacques Roubaud