Ce poème s’écrit sous l’oeil d’un charpentier — 1995 (1)

Jacques Réda L’incorruptible

Le charpentier

Ce poème s’écrit sous l’oeil d’un charpentier
Qui s’active au sommet de la maison voisine
Avec des bruits de clous, de brosse et de mortier.
Peut-être me voit-il, et la petite usine

Que font ma cigarette, un crayon, la moitié
D’une feuille où ma main hésitante dessine,
Comme un échantillon d’un étrange métier
Qu’on exerce immobile au fond de sa cuisine;

A chacun son domaine. Il faut dire pourtant
Que, du sien, mon travail n’est pas aussi distant
Qu’il peut le croire: lui, répare une toiture

Tuile à tuile, et moi mot à mot je me bâtis
Une de ces maisons légères d’écriture
Et je sors volontiers, laissant là mes outils,
Pour aller respirer un peu dans la nature.

Q59 – T14 + d – 15v

O vous qui écoutez dans mes rimes éparses — 1994 (4)

André Rochon trad. Pétrarque in Anthologie bilingue de la poésie italienne
O vous qui écoutez dans mes rimes éparses
Le son de ces soupirs dont j’ai nourri mon cœur
Au temps de ma première errance juvénile,
Quand j’étais en partie autre que je ne suis

Le style varié, en quoi je pleure et parle
Parmi les vains espoirs et la vaine douleur,
Chez qui comprend l’amour pour l’avoir éprouvé,
Trouvera, je l’espère, et pardon et pitié.

Mais je vois aujour’d’hui comment du peuple entier
Je fus longtemps la fable, en sorte que souvent
De moi-même à part moi j’éprouve de la honte,

Puisque honte est le fruit de mes délires vains,
Ainsi que repentir et claire connaissance
Que ce qui plaît au monde est un songe éphémère.

bl  alexandrins  tr (rvf 1)

L’hiver froid convient aux canards, et le noroît — 1994 (3)

Robert Marteau Registre (1999)

(Jeudi 22 décembre 1994)

L’hiver froid convient aux canards, et le noroît
Qui souffle les fait contents de s’ébattre où l’eau
Bat le plus fort. Tout est grisaille mais ils mettent
Du jaune et du bleu sur la pierre qu’ils décorent,
Parfois farfouillant du bec parmi le plumage,
Parfois le col dressé pour l’ostentation
Des diaprures. Près des barques: orangées,
Les palmes bien à plat au lavoir; se rengorgent;
D’un bref raclement prémédité interrompent
Ce que l’oreille et l’oeil prenaient pour le silence.
Même sans roseaux, les voilà chez eux, avec
Leurs canes dans l’étonnement toujours d’avoir
De si beaux mâles; à la bêtise, insensibles:
Objets d’art spontanés autant que glorieux.

bl – 12s- sns

Seize, deux fois huit, c’est le nombre qui gouverne — 1994 (2)

Robert Marteau Registre (1999)

(Trouville, dimanche 31 juillet, lundi 1er août 1994)

Seize, deux fois huit, c’est le nombre qui gouverne
La méduse, dont un cercle est le centre, vers
Lequel seize angles ont leur sommet dirigé
Sa gélatine garde exactement l’empreinte

De la Création telle qu’au Créateur
Il échut de la calculer. On voit vers Lui
Que tout converge et qu’en même temps tout de Lui
Rayonne. Cet amas, ce miroir translucide

Est un miracle qui émerveille l’esprit
Si l’oeil d’abord s’y est arrêté. La méduse,
Pas la mer qui l’a laissée au sable, est vouée

Certainement à la mort, et bientôt à la
Putréfaction, sans pourtant que soit dissoute
L’image qu’il lui fut donné de nous transmettre.

bl – 12s- sns

C’est la section d’or que la coupe du chêne — 1994 (1)

Robert Marteau Registre (1999)

(Lundi 18 avril 1994)

C’est la section d’or que la coupe du chêne
Abattu présente. On y voit inscrits les cernes
Qu’y laissa le soleil à son passage, en haut,
Quand il ondule engendrant la succession

Des saisons, s’échinant dans la plume, masqué.
Comme je dis, les oiseaux m’approuvent: les geais
Psalmodiant en choeur des psaumes amoureux
Que je n’ai pas accoutumé de leur entendre

Produire, et tout alentour l’approbation
Est générale, qu’elle ait sa source dans le gosier
De la corneille, du pivert ou du pouillot.

Mais il se tient muet et coi lui le traceur
Sinueux, embossé derrière les nuées
Bien souvent, sans jamais laisser rien au hasard.

bl – 12s- sns

Les lisières, la lune, un oiseau qui traverse — 1993 (17)

Robert Marteau Registre (1999)

(Forêt de Chizé, vendredi 29 octobre 1993)

Les lisières, la lune, un oiseau qui traverse
Les dernières couleurs que le jour laisse voir:
Le brun rouge d’un guéret, l’ocre des érables,
Le violet, l’étain terni, l’or roux, le cuivre

Taché d’oxydes. Maintenant, parmi les branches:
Balafrée, encore elle, admirable galette
Offerte au bec, comme à la bouche, comme au mufle
Des bestiaux, de lait, ou de beurre, de farine

Légère, aussi la voit-on qui flotte et se tient
Suspendue, hostie en ascension, le jour
En cendres s’effondrant et la nuit à l’inverse

Lactifiée, ouverte au froissement des plumes
De la chouette hulotte en chasse, assurant
Le salut par la lumière accueillie en haut.

bl – 12s- sns

L’oiseau se fait chinois dès qu’il s’appuie, ayant — 1993 (16)

Robert Marteau Registre (1999)

(Ville d’Avray, lundi de Pâques, 12 avril 1993)

L’oiseau se fait chinois dès qu’il s’appuie, ayant
Lesté son vol, sur la branche qu’il a d’en haut,
Entre toutes, d’un coup d’oeil mesurée. Il en
Décore maintenant la courbe que son poids

Accentue; il en éprouve, agrippé au bois,
Le degré de flexibilité à raison
Du mouvement qu’il a senti. Qu’en induit-il
Dans son petit athanor porté à quarante-

Deux degrés Celsius? L’air, l’eau, le feu, la terre,
Donc les quatre éléments qui sont les géniteurs
Des trois principes, savoir: le sel, le soufre,

Le mercure, comment distingue-t-il entre eux pour
Se guider dans la Nature? On dit que d’instinct
Il fait tout ce qu’il a à faire. Un point, c’est tout.

bl – 12s- sns

Le sonnet vient de loin dans sa forme concise — 1993 (15)

André VelterDu Gange à Zanzibar

Remember Henry J-M Levet

Le sonnet vient de loin dans sa forme concise
Qui garde cependant avec l’alexandrin
Une haute rumeur serrée dans un écrin
Comme en un coquillage la houle très précise.

On glissait sur la paume d’une belle princesse
Un doux billet de feu et de désir ardent:
Deux quatrains deux tercets passaient bien sous le gant
Avant de mettre au coeur la langueur qui oppresse.

Mais les jeux de l’amour ont changé de tempo,
Le sonnet ne vaut plus un coup de téléphone
Pour emballer presto une jeune personne …

Le salut a surgi d’un usage nouveau
Qui veut depuis Levet qu’un poète aux escales
Entasse quatorze vers sur des cartes postales.

Q63 – T30 – s sur s

si je suis mort et cet état naissant — 1993 (13)

William CliffAutobiographie

97

si je suis mort et cet état naissant
parle aux vivants et de mort et d’extrême
les plus sérieux me semblent les enfants
qui ne savent pas qu’ils le sont eux-mêmes


et eux me réparant des vrais sérieux
qui le sachant ne savent rien  de l’être
savent pourtant le sérieux être en eux
s’ils savent rire et angoisse connaître


c’est d’extrême et de folle tragédie
que ces enfants ont besoin pour jouer
et les craignant l’homme se congédie


dans sa prison
manger l’obscurité
où de sa vide volonté il gère
son  » administration pénitentiaire « 

Q59 – T23 – déca

par Jacques Roubaud